Il y a quelque chose de fascinant dans Plein soleil ; quelque chose qui attire sans que l'on sache exactement bien pourquoi ; une atmosphère virile, la virée de deux hommes sur un bateau en Méditerranée, Rome, l'île d'Ischia (Mangibello dans le film) ? Tout cela, bien que magistralement filmé par Henri Decae ne saurait l'expliquer.

C'est plutôt dans le scénario lui-même, tiré d'un roman de Patricia Highsmith « Mr Ripley », qu'il convient de se tourner pour tenter de comprendre cette étrange fascination pour cette œuvre. Ce qui fascine, intrigue, voire inquiète serait ainsi davantage à rechercher dans cette amitié affichée entre ces deux jeunes hommes (Tom Ripley et Philippe Greenleaf) qui constitue le cœur de l'intrigue de la première partie du film.

Philippe Greenleaf, fils d'un milliardaire américain, a l'assurance des gens de sa classe sociale : les possédants des capitaux qui s'imaginent parfois posséder les êtres et les choses. Tom Ripley semble être le bon copain que l'on charrie un peu ou beaucoup au gré de son humeur. Mais l'Italie est le pays du baroque et du trompe-l'œil si bien qu'on se demande assez vite ce qui lie au juste véritablement ces deux jeunes hommes.

Alors qu'on croit au début du film qu'ils se connaissent depuis longtemps on apprendra qu'il n'en est rien. Alors qu'on peut croire qu'une complicité les lie, c'est plutôt de duplicité qu'il faudrait parler. Alors que leur rapport semble enjoué, viril, spontané c'est peut-être au contraire la volonté de profiter de l'autre, d'utiliser l'autre soit comme souffre douleur, soit pour s'approcher (et s'identifier) à quelqu'un de la haute (société) qui les relie.

Car derrière l'intrigue policière c'est surtout la question de l'ambiguïté des rencontres, des êtres, des amitiés que met en lumière René Clément. Dès lors ce qui nous parle confusément à travers ce film renvoie peut-être à quelque chose de très profondément enfoui au sein de nous : la convoitise de ce que l'on n'a pas et que possède autrui. L'un des moteurs opaques de l'humanité ne serait-il pas là ? Dans cette convoitise des biens ou de la situation d'autrui ! Il y a donc quelque chose de l'histoire d'Abel et Caïn transposé dans les personnages de Ripley et Greenleaf dans Plein soleil et c'est peut être cela qui nous trouble. René Clément expose en plein soleil le meurtre originel !

Mais face à cette convoitise ancrée dans tous les êtres humains se dresse le jugement des religions : l'un des 10 premiers commandements ne stipule-t-il pas : « tu ne convoiteras pas... » ? Pourtant les actions de Tom Ripley et le scénario machiavélique qu'il monte déjouent le sort... et lui permettent d'échapper, parfois de justesse, à la justice. L'on pense ainsi à la scène finale d'un des derniers Woody Allen : Match Point. La vie vue comme un coup du sort, comme l'univers du possible où tout se joue sur un rien, où une variation infime change votre destin.

Nous passons notre vie à passer à côté d'évènements qui auraient pu nous arriver et qui nous échappent ou nous épargnent... c'est aussi cela qu'explore René Clément dans la seconde partie du film. Ainsi dans la scène finale du film, assez inoubliable, Tom Ripley savoure sa revanche sur la vie... quant un dernier coup du sort, imprévu et imprévisible, vient redistribuer les cartes .... René Clément réécrit d'ailleurs là la fin du roman de Patricia Highsmith et prend des libertés avec le scénario originel. Le remake d'Anthony Minghella Le Talentueux Mr Ripley sorti en 1999 restera plus conforme au roman en ne gommant pas par exemple, comme le fait Clément, les interrogations sur l'orientation sexuelle ambiguë de Tom Ripley.

Enfin cette ambiguïté du personnage de Ripley renvoie aussi à l'ambiguïté de l'acteur qui l'interprète avec brio : Alain Delon.

Alain Delon, né en 1935 n'a pas encore tout à fait 25 ans lorsqu'il tourne Plein soleil entre août et octobre 1959. Il en est, en fait, au tout début de sa carrière. Rien d'ailleurs ne le destinait à faire du cinéma ; sans aucun diplôme, sans aucune formation professionnelle, il s'engage pendant la guerre d'Indochine puis démobilisé travaillera aux Halles de Paris (encore au centre de la ville à cette époque -là). Repéré un peu par hasard par Jean-Claude Brialy alors qu'il travaille comme manutentionnaire aux Halles, il commencera une carrière dans le milieu du cinéma à partir de 1957, carrière qui exploitera d'abord son physique d'Apollon cinématographique. Quand la femme s'en mêle d'Yves Allégret sera son premier (petit) rôle. Certains ont dit qu'il était le pendant masculin de Brigitte Bardot, repérée elle aussi grâce à son physique quelques années auparavant notamment grâce à des photos de mode dans le magazine Elle.

Mais derrière la beauté de l'ange peut se cacher l'âme du diable : c'est sur ce registre que René Clément veut le faire jouer. René Clément (déjà réalisateur connu et reconnu - La bataille du rail, Jeux interdits ) révèle alors un Alain Delon plus ambigu que jamais et du même coup la profondeur de l'acteur capable de jouer dans des thrillers psychologiques. Delon commencera d'ailleurs au début des années 60 une carrière en Italie : la même année de sortie que Plein soleil, Visconti lui donnera un rôle important dans Rocco et ses frères ; René Clément lui redonnera un rôle dans Quelle joie de vivre film tourné lui aussi en Italie en 1961 (et que la Cinémathèque nous a permis de voir l'an dernier) ; puis Antonioni dans L'éclipse en 1962, puis de nouveau Visconti dans Le guépard en 1963.

En quelques années Delon passera de l'ombre à la lumière lançant une carrière sinon mondiale, du moins européenne, qui fera de lui l'un des plus célèbres acteurs de sa génération. Incontestablement, comme il le reconnaîtra lui-même, René Clément a joué un rôle positivement déterminant dans sa carrière.

Enfin le charme qu'exerce Plein soleil sur le spectateur est aussi accessoirement le charme de l'Italie des années 60, une Italie du miracle italien qui accueille un tourisme croissant à Rome, Venise, Florence ou dans les îles du golfe de Naples comme Ischia. Banalisée aujourd'hui, l'on ne se rend plus forcément compte de l'attraction exercée par l'Italie à une époque où le tourisme explosait au sein des sociétés européennes elles-mêmes transfigurées par la croissance des trente glorieuses. Le tourisme en Italie participe à la croissance du pays et nourrit aussi un imaginaire dont s'empareront les réalisateurs : Plein soleil s'inscrit dans ce cadre et évoque justement Rome et ses quartiers touristiques mais aussi l'île d'Ischia nommée Mangibello dans le film.

En 1972 Billy Wilder choisira également l'île d'Ischia pour tourner Avanti. L'émergence économique de l'Italie des trente glorieuses s'accompagne de l'essor de son cinéma, porté à l'époque par les plus grands réalisateurs : Visconti, Antonioni, Comencini, Pasolini, Dino Risi, Rossellini, Rosi ; mais les nombreux tournages étrangers dans le pays participent aussi de ce même mouvement d'émergence d'un pays au sein de l'espace politique et économique européen.

Réflexion sur les ambiguïtés de nombreuses amitiés qui cachent des convoitises inavouables ; sur cette capacité qu'ont certains à se jouer du sort et de son destin... jusqu'à une certaine limite, film tournant pour la carrière d'Alain Delon, exaltation d'une Italie touristique au sein d'un miracle italien Plein soleil est un peu tout cela à la fois ; et constitue très certainement l'un des chefs d'œuvre de la carrière de cinéaste de René Clément.

Eudes Girard