Les Yeux sans visage (1959)

Il faut croire Georges Franju lorsqu'il affirme : « Exprimer dans une autre forme d'art l'œuvre écrite constitue une création. C'est là mon métier, ma passion. Et puis, le langage du cinéma n'est pas celui des questions, mais des réponses. La question c'est le texte, l'idée... Mirbeau a écrit Le journal d'une femme de chambre. Ce roman a été adapté et mis en scène par deux réalisateurs parmi les plus grands : Renoir et Buñuel. Qu'en résulte-t-il ? Deux films complètement différents, également admirables, l'un signé Renoir, l'autre signé Buñuel. Désormais, il y a Le journal d'une femme de chambre de Renoir et Le journal d'une femme de chambre de Buñuel. Et Mirbeau ? Il sort de l'oubli et sous des pseudonymes, il renaît. » (1)

Il faut le prendre au pied de la lettre et considérer que toute son œuvre, en y incluant évidemment ses courts-métrages, tient dans la recherche d'une mise en scène capable d'instituer une relation nouvelle et spécifique entre l'œuvre écrite (adaptée) et l'imaginaire du public. C'est un travail de plasticien, une volonté d'offrir au spectateur une lecture possible d'un texte dont il va utiliser l'esprit, parfois sa marque laissée en mémoire, et en restituer une image concrète et vraisemblable dont il sera le véritable maître d'œuvre.

Affirmant constamment : « Je ne suis pas un scénariste » Franju va se saisir d'œuvres littéraires réputées (ou de scenarii originaux) pour en fabriquer les images avec des textes aussi divers que Judex, prototype d'une littérature populaire, Thérèse Desqueyroux de Mauriac, marquée du sceau de la littérature élitiste et académique, donc aux antipodes du précédent, Thomas l'imposteur de Cocteau au contenu intellectuel et irréel qui lui laissera le champ libre pour y greffer sa poésie noire ou La Faute de l'Abbé Mouret de Zola dont il appréciait la grande pudeur et qu'il transformera en peinture expressionniste. Toutes ces atmosphères littéraires disparates vont, à travers des formes congruentes et des interprétations personnelles de leur sujet profond, constituer paradoxalement l'univers artistique de Franju.

Comme un parfait artisan de l'image, statut qu'il revendiqua toujours, il travailla constamment sur commande, se suffisant de son art cinématographique parfaitement maîtrisé. Même lorsqu'il lui arriva de suggérer des idées de réalisation, il se rangea toujours derrière les projets de producteurs pour éviter ainsi toute intrusion de problèmes autres (financiers, organisationnels) que ceux qu'il estimait dépendre de son savoir-faire.

La mise en chantier du film Les Yeux sans visage, naquit de l'adaptation par Pierre Boileau et Thomas Narcejac du roman d'un journaliste quasi inconnu - Jean Redon - et édité dans la collection Angoisse au Fleuve Noir : un éditeur à la vocation exclusivement populaire. Ce fut d'ailleurs la première et unique fois que le célèbre duo d'écrivains et de scénaristes adapta le roman d'un autre écrivain.

Le duo Boileau-Narcejac connaissait alors une renommée internationale consécutive aux prix reçus pour leurs romans policiers et surtout pour les adaptations qui furent faites de deux ouvrages : Celle qui n'était plus (Les Diaboliques) par Clouzot en 1955 et surtout de D'entre les morts (Sueurs froides) par Hitchcock en 1958.

Les producteurs (Champs Elysées Productions) désiraient tourner un film d'épouvante français, s'inspirant du genre ''fantastique'' tombé en désuétude depuis les années trente mais qui renaissait en Italie (I Vampiri de Ricardo Freda en 1956) et en Grande-Bretagne (The Curse of Frankenstein de Fisher en 1957). Mais d'une part la censure veillait - il fallait en tenir compte - et d'autre part la conception commerciale des professionnels du cinéma imposaient encore des bornes désuètes, soumises à des stéréotypes sclérosants que Franju regrettait : « Pour Les yeux sans visage on m'a dit : pas de sacrilège à cause des Espagnols, pas de femmes nues à cause des Italiens, pas de sang à cause des Français et pas d'animaux martyrisés à cause des Anglais... Avec cela il fallait que je fasse un film d'épouvante. Merveilleux ! ».

Malgré ces contraintes formelles, le film fut une incontestable réussite, commerciale et critique, due essentiellement à une mise en scène précise recréant un univers angoissant qui, bien que parfaitement rationnel, créait un sentiment de malaise.

La richesse de cette ''mise en image'', qui confortait les qualités que l'on connaissait déjà à Franju (particulièrement après son premier long-métrage La tête contre les murs), peut s'observer dans le film à chaque étape du récit. Quelques exemples extraits de la première demi-heure du film, suffisent à démontrer l'efficacité d'une organisation scénique aussi simple qu'évidente.

Dès l'ouverture du film, on découvre le parcours d'une 2cv dans la nuit, occupée par deux personnes, une conductrice et un passager arrière qui va peu à peu s'effondrer sur lui-même, dans un cheminement révélé par la lumière venue des phares d'autres véhicules. La voiture stoppe au bord d'une rivière, une femme élégante (Alida Valli) en descend et traîne sur la berge un corps humain dont seuls les pieds nus dépassent d'un imperméable. Ce corps est précipité dans l'eau et la femme regagne simplement son véhicule, sans autre état d'âme. Rien de plus dans cette série de plans moyens dont l'évidente étrangeté suffit à plonger d'emblée le spectateur dans un mystère tragique qui laisse présager un drame macabre. Tout cela est exclusivement affaire de mise en scène et de construction diégétique rigoureuse.

Le second exemple concerne la manière dont la situation réelle est exposée au public, sans latence narrative, sans qu'aucune manipulation n'intervienne et, pourtant sans que la pression ne soit rompue. Cette séquence intervient peu de temps après le début du film comme si Franju entendait expliquer clairement que le suspense n'est pas son propos. Lorsque le Docteur Genessier revient du supposé enterrement de sa fille, il rejoint une chambre dans laquelle une jeune femme gît allongée, cadrée de dos. On va apprendre successivement que sa véritable fille n'est pas morte, qu'elle est victime d'un sort abominable que même le travelling qui nous l'approche ne peut révéler, que la compagne du docteur n'est autre que la femme de la 2cv, qu'elle sert d'infirmière et que ce visage invisible, pinacle du corps couché, ne peut plus exister sans un masque. Par la composition de ce dispositif scénique, la situation entière du film est définie, dans une séquence d'à peine cinq minutes. C'est à partir de cette exposition et par l'évidence de sa construction que les spectateurs vont être soumis dès lors à la tension extrême qui caractérise le film.

Remarquons aussi que Franju, malgré un athéisme revendiqué, ne peut s'empêcher d'apporter à sa mise en scène une touche, qu'on ne peut guère qualifier de spirituelle mais qui, cependant, utilise bel et bien la mythologie chrétienne. On voit en effet que le docteur Genessier gravit sans cesse des escaliers qui l'amènent à la chambre de sa fille, domaine réservé et préservé, abritant quelques colombes blanches supposant ainsi innocence, pureté et un certain angélisme. Il monte vers un ''paradis'' qu'il tente de recomposer, par remords sans doute, mais aussi par ses pratiques. À l'inverse, le laboratoire est dans la cave, au niveau du garage, à côté des chiens de l'enfer, là sont emmenées les victimes enlevées et sacrifiées à ses pratiques létales. Ces deux parcours sont empruntés à plusieurs reprises dans le film et constituent quelques-uns des signes prodromiques du drame à venir.

Tout le film peut ainsi s'analyser uniquement à partir des procédés de mise en scène par lesquels se construisent et s'identifient les ressorts dramatiques. Ils s'appuient toujours sur un grand respect du public, à l'écart de tout artifice et de toute manipulation.

Contrairement aux objectifs initiaux des producteurs, Les yeux sans visage n'est pas un film fantastique, mais il s'inscrit dans un genre qui fut très populaire avant guerre : Le Grand Guignol, dont il reprend quelques recettes. L'horreur et l'épouvante, quasi inutilisées par les cinéastes français des années 50, remontent pourtant au tout début du cinéma muet où nous trouvons Georges Méliès dont L'hallucination de l'Alchimiste date de 1897 ou Jean Epstein avec La chute de la maison Usher en 1928. Le genre ''horrifique'' a toujours été partie intégrante du spectacle cinématographique. Sur scène, en France comme aux États-Unis ou en Grande Bretagne, le théâtre du Grand-Guignol spécialisé dans les spectacles macabres, présentait à son nombreux public quelques meurtres sanglants et un bon nombre de criminels névropathes. Il connut un grand succès dans les années 1910 pour petit à petit s'étioler mais retrouver un regain populaire à la fin des années 20. Dans ces années-là, des cinéastes comme Louis Feuillade (Le mort vivant en 1911, Fantômas 1913 et ses suites), Victorin Jasset (Docteur Phantom 1909, Zigomar en 1910, Nuit d'épouvante, 1911 ), Henri Desfontaines (Belphégor 1926), Alfred Machin (Le moulin maudit 1909, La grotte des supplices 1912, Le manoir de la peur 1924), ne se privèrent pas d'exploiter les vieilles méthodes permises par les trucages et les manipulations de pellicule pour transposer le genre à l'écran et communiquer aux spectateurs les frissons délicieux des ''trains fantômes''...

C'est évidemment une des sources d'inspiration des Yeux sans visage, puisée dans un patrimoine cinématographique que Franju connaissait parfaitement depuis les années 30 (son travail avec Langlois à la Cinémathèque) et qu'il exploitera à nouveau dans Judex et surtout dans Les nuits rouges.

En fait, beaucoup plus que ''le macabre ou l'horreur'' qui firent la réputation du film et constituèrent son principal argument de promotion, c'est beaucoup plus une angoisse violente et frissonnante que chercha à restituer Franju. Il n'y a aucun suspense dans la construction du film puisque le spectateur connaît très vite les motivations des personnages ainsi que les causes de leur situation dramatique.

La tension créée provient d'une part de la fascination/répulsion qu'éprouvent la plupart des spectateurs devant une opération chirurgicale (celle du film fait toujours son effet) et d'autre part du terrible sentiment d'impuissance qui se fait jour lorsqu'on comprend qu'il n'existe nul espoir, que la chair n'est pas immarcescible, que les procédés du chirurgien conduisent à une involution physiologique et donc que le sort de l'héroïne est inexorablement voué à sa disparition.

Un terrible dilemme plonge le spectateur dans une sorte d'anxiété morbide, ne provenant guère des victimes du ''chirurgien'' maudit, dont les personnalités restent floues, mais bel et bien du sort tragique de la malheureuse accidentée. Et c'est bien pour cela que Franju lui donne les traits innocents d'Édith Scob.

On observe aussi que sont réunis dans ce film tous les marqueurs récurrents qui se retrouveront dans l'œuvre, une des plus remarquables de son époque. On y trouve le souci permanent de la crédibilité matérielle (notons que les greffes de peau sont aujourd'hui une réalité chirurgicale), la présence d'animaux symbolisés, en particulier des chiens, des colombes ou des pigeons - images d'espoir et de réussite - des masques qui cachent les yeux et servent à se protéger du monde extérieur, l'aliénation du personnage principal toujours prisonnier(e) d'un événement douloureux ou d'une contrainte psychologique voire d'une angoissante oppression, son enfermement, l'importance de la femme, aussi innocente et virginale que perverse et violente, des portes secrètes et des demeures mystérieuses, la présence de la magie, un érotisme discret et ouaté, un humour distancié.

Tous ces éléments, omniprésents dans le cinéma de Franju, constituent les principales caractéristiques, les fondements mêmes d'un cinéma qui s'entendait rester populaire, celui de Louis Feuillade ou de Tod Browning, de Robert Schoedsack ou de James Whale, auquel il se rattache.

L'inspiration surréaliste n'est évidemment pas très loin, puisqu'elle appartient à une même vision du réel, au même état d'esprit. La dernière image du film rend un hommage évident aux peintures de Magritte ou de Delvaux. Chez Franju, si l'insolite est un des composants primordiaux de son univers, il surgit toujours de situations parfaitement plausibles, parfois d'un réalisme si précis qu'il en devient étrange, comme si toute aventure humaine recelait en elle-même son propre mystère (il faut revoir en cela Thomas l'Imposteur tout comme Judex ou Les Nuits rouges) sans qu'il soit utile d'y greffer l'irrationnel et le fantastique.

C'est là son art et sa contribution à l'histoire du cinéma français.

Alain Jacques Bonnet

(1) « Franju, Impressions et aveux », Marie-Magdelaine Brumagne, L'age d'Homme 1977 – repris par François Chevassu, La revue du Cinéma n° 434, janvier 1988.