Scénario, dialogue, production Jean GIONO
Musique Maurice Jarre
(Chanson « Pourquoi faut-il que les hommes s'ennuient » de Jacques Brel)
Avec Claude Giraud, Charles Vanel, Colette Renard

En 1840 sur le plateau enneigé de l'Aubrac, le capitaine de gendarmerie Langlois vient en plein hiver enquêter sur la disparition d'une jeune fille du village. Il tente de s'identifier à l'assassin pour comprendre son comportement qui est très étrange.

Jean Giono adapte son livre ''Un roi sans divertissement'', qu'il a écrit en 1947, pour le cinéma. Giono a fait toute la guerre de 1914/1918 et en revient meurtri. Il a fait Verdun et le Chemin des Dames et en garde des traces traumatisantes sur l'absurdité et l'horreur de ce qu'il a vu et enduré.

C'est pourquoi, dans la première partie de son oeuvre littéraire, il célèbre le pacifisme et la nature habitée par des forces panthéistes. L'épicentre en est ''Que ma joie demeure''. Mais au moment de la déclaration de la deuxième guerre mondiale, en 1939, il est arrêté et incarcéré quelques mois pour ce pacifisme. À la fin de la guerre, il sera de nouveau arrêté, sous un prétexte de collaboration alors que son dossier est, à ce sujet, totalement vide. Mais n'avait-il pas été l'un des premiers à dénoncer le ''stalinisme'' ? Aragon n'hésitera d'ailleurs pas à le calomnier dans les lettres françaises.

Très affecté dans ses convictions ''rousseauistes'' d'avant guerre, il découvre dans l'homme, au fond de lui, une part obscure, négative, voir monstrueuse.

Une bête peut être tapie au fond de nous ! Un roi sans divertissement en sera la métaphore.

Dans le village hors du temps qui sert de décor au roman, puis au film, un homme ordinaire, comme vous et moi, sans satisfaction, habité par la lèpre de l'ennui et de la mélancolie, enfermé dans sa prison existentielle, coupé des dimensions spirituelles auxquelles il aspire, rêve de faire couler le sang pour, en quelque sorte, rétablir une circulation nécessaire au flux naturel de la vie.

La chasse au loup est un premier indice pour le capitaine Langlois. Une voix, celle de l'assassin, noyée dans celle des habitants après la mort de l'animal, dit : « Il ne s'ennuie plus ». On ressent la fascination du sang versé comme un divertissement !

Le procureur à la retraite qui vit dans ce village est le premier à avoir compris cette part d'ombre en l'homme. En confiant à Langlois cette enquête, il sait qu'il peut rencontrer cette semblable menace tapie au fond de lui-même.

Pour Giono, la monstruosité est inhérente à la condition humaine, née du vide de l'existence. Tout homme peut être porté naturellement à des divertissements transgressifs et cruels. Le drame de l'ennui, c'est de perdre le contact avec le monde et la relation vivante avec la nature.

Le drame de ce village enfoui sous la neige, coupé du monde, devient aussi le drame de Langlois. Drame du justicier qui porte en lui les turpitudes qu'il pourfend chez les autres. Il se tue quand il sait qu'il peut lui-même s'y livrer. Plus encore que l'assassin qu'il démasque et tue sans procès, c'est lui ce Roi sans divertissement. Pour lui, comme pour l'assassin de la jeune fille, que d'ailleurs on verra très peu à l'écran, tuer devient un divertissement royal car c'est la transgression finale de tous les interdits.

Pour Giono, chacun est un criminel en puissance, la peur abyssale en étant le premier motif.

L'idée de baser l'esthétique du film en le construisant comme un film en couleur dont la toile de fond serait en noir et blanc (la neige), constamment tâché par le rouge du sang, celui du loup, du porc, de l'oie, lorsqu'il s'écoule dans la neige, mais aussi par l'écarlate du manteau de la jeune fille disparue et enfin celui de Langlois, appartient à Giono.

Elle permet d'établir une étonnante parabole avec l'ancien monde grec, dont il était un fin connaisseur, et démontrer que le ''Mal'' vient de loin. Langlois est aussi Apollon qui va jusqu'au bout de son destin et de ses passions dionysiaques. Il subit la contagion de la cruauté qui frappait les Grecs et que la Cité ne peut maîtriser. D'un côté la scène-tragique avec Langlois-Œdipe qui se découvre lui-même coupable potentiel au terme de son enquête d'homme lucide, de l'autre le Chœur, les paysans, les villageois qui font cercle à l'écart de la tragédie. Le roman s'ouvre sur les gradins de l'amphithéâtre des montagnes, le film s'achève par le demi-cercle des paysans autour du cadavre de Langlois. C'est l'assassin qui est en lui que Langlois a tué, prenant en charge le ''Mal'' pour en préserver la communauté.

Quand Jean Cocteau découvrit le film à sa sortie, peu avant sa mort, il déclara : « Ce film est une splendeur qui deviendra un trésor de Cinémathèque ». Il fut l'un des seuls à dire cela et le film fut presque totalement incompris par la critique et boudé par les spectateurs comme si le travail de Giono et de Leterrier avait fait peur au public de l'époque qui ne voulait sans doute pas voir cette part d'ombre en chacun.

Lionel Tardif