Une universitaire amoureuse du film populaire.


Alain Bonnet. : Vous avez commencé votre cursus universitaire par une agrégation en Lettres Classiques, puis vous vous êtes tournée vers l'anthropologie. Comment avez-vous été amené à vous spécialiser dans le cinéma ?

Raphaëlle Moine : Cela s'est effectué parallèlement. Lorsque je poursuivais mes études, ce qui ne me rajeunit pas, les cursus de cinéma et d'audiovisuel se mettaient en place. J'appartiens à une génération qui pouvait encore venir au cinéma assez tardivement dans son cursus - c'est encore possible aujourd'hui mais beaucoup moins. Différentes raisons m'ont amenée à cette « bifurcation » : j'aimais le cinéma et je l'avais découvert plus encore en arrivant à Paris et en fréquentant les salles du quartier latin. C'est sans doute la première raison.

Ensuite, dans le cadre du DEA d'anthropologie que je faisais à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes sous la direction de Florence Dupont qui travaillait sur la Rome ancienne, il me fallait suivre d'autres séminaires et j'avais choisi entre autres un séminaire fait par Hélène Puiseux qui portait sur le cinéma, car elle avait une chaire de cinéma à l'École Pratique des Hautes Études : « Cinéma : Rites et mythes contemporains ». La rencontre avec ce professeur a été déterminante. J'ai donc opéré cette reconversion cinématographique en commençant une thèse qui portait sur les mises en scènes des rituels de table au cinéma. Voilà la genèse de ce concours de circonstances mais je pense que lorsqu'on est étudiante, il peut y avoir des concours de circonstances et des rencvontres avec des professeurs, qui permettent des passages.

A.B. Vous avez écrit plusieurs ouvrages : entres autres France-Hollywood, Policiers et criminels,... et Les films français à Hollywood. Pouvez-vous nous présenter cet ouvrage ?

R.M. : C'est un titre imposé par les éditions du CNRS. Mais ce titre est malheureux car il s'agit de remakes et si ces films français sont refaits à Hollywood c'est précisément parce qu'ils n'y sont pas. Le contenu de l'ouvrage porte en réalité sur les remakes hollywoodiens des films français. Placée dans une perspective culturelle, c'est une étude du phénomène des remakes, une confrontation entre le remake américain et l'original tourné par les Français. C'est aussi une observation de la façon dont ces remakes sont reçus en France.

A.B. : Vous avez écrit sur les genres au cinéma, sur les femmes d'action...Deux thèmes qui s'associent souvent au cinéma populaire ?

R.M. : Pas forcément. Il est vrai qu'on trouve souvent les femmes d'action dans le cinéma d'action américain ou asiatique. Mais on peut en trouver dans des formes de cinéma qui ne sont pas des formes qu'on peut qualifier de populaires, par exemple si on pense à Kill Bill de Tarentino ou Irma Vep d'Assayas, deux figures que j'ai analysées.

En ce qui concerne les genres au cinéma, mon travail ne porte pas excluxivement sur « les films de genres ». Je pose aussi la question de savoir comment le genre est une des médiations, un des interprétants par lesquels les spectateurs, les critiques entrent dans un film. L'auteur peut être un de ces interprétants, tout comme un acteur : on peut voir « un film de Jean Gabin » tout comme « un film de Renoir », « un film de Robert Pattison » tout comme « un film de vampire ».
Le genre est un de ces interprétants. Le film peut être en même temps rattaché à un genre et rester un film d'auteur... Tous les films ne sont pas forcément formatés. Un exemple assez célèbre de films qui comportent au générique des éléments pouvant décevoir ses spectateurs, c'est La ligne rouge de Terrence Malick que j'ai vu dans une salle où les spectateurs s'attendaient à trouver un « Soldat Ryan » bis. L'affiche laissait présumer un film de guerre mais c'était aussi un film de Terrence Malick et donc avec un contenu bien différent.

Autre exemple, le film de Jean-Luc Godard avec Eddie Constantine, Alphavillle, que les spectateurs ont vu comme un film de Godard, ou comme une nouvelle aventure de Lemmy Caution ou comme une série noire à la française. Il peut donc y avoir des interprétations très variables.

A.B. : Qu'est-ce qui vous a attirée dans ce sujet, cette recherche sur le ''genre'' ?

R.M. : Cela remonte au temps où j'ai travaillé sur le rituel des repas. Il y a dans la vraie vie des gestes, qui se répètent, peuvent être extrêmement formalisés, et codifiés dans leur représentation. Ce même rituel dans les films est extrêmement varié et je me suis beaucoup intéressée à la représentation des repas dans le cinéma européen, au sens de leur répétition et de leur sérialité dans les films étudiés. Je ne veux pas dire que cela conduit nécessairement aux questions de genre mais presque. Une création artistique ne se fait pas uniquement par la singularité ou l'innovation - lorsqu'elles existent – mais aussi par le recyclage, la réappropriation d'un modèle. À ce propos, n'oublions pas que nous allons voir un film de Sacha Guitry et que celui-ci était un cinéaste populaire, et que ce cinéma populaire des années 30, 40 ou 50 représentait sans doute plus de choses pour les spectateurs que c'est le cas aujourd'hui où il existe d'autres modes de spectacles. Mon intérêt pour le cinéma comme art populaire peut m'amener à m'intéresser à des films de genre très différents, hollywoodiens ou européens.

A.B. : Et bien justement, parlez-nous de Sacha Guitry, de ce qui vous passionne dans son œuvre ?

R.M. : J'ai du voir les premiers films de Guitry à la télévision, quand la télévision passait régulièrement des films du patrimoine français. Mais c'est dans les salles du quartier latin que j'ai réellement découvert Sacha Guitry, à l'occasion des cycles de films français des années 30, 40 ou 50 qui étaient fréquemment programmés.

Ce qui me plaît chez lui, fondamentalement, surtout chez le Guitry d'avant la deuxième guerre mondiale, c'est qu'il m'amuse ! Je pense que c'est ce plaisir-là, c'est à dire un plaisir de la comédie, que j'apprécie chez lui au premier chef.

Je dis le premier Guitry, celui d'avant-guerre, car on sait que pendant les années d'occupation il a continué à jouer, à tourner, et s'est un peu compromis, même s'il ne fut pas le seul, au point d'avoir été arrêté à la Libération. Cela explique que les films d'après 45, comme Le Diable boiteux, La Poison... qui ont aussi un grand intérêt, sont marqués par une certaine amertume, par un certain esprit de revanche envers les dénonciations dont il fut victime. Mais il a avant guerre une autre tonalité ! Ce n'est pas simplement la période de la Libération qui explique ce changement, c'est aussi que Guitry a vieilli, qu'il connait alors des ennuis de santé récurrents. Il n'était plus le ''Roi de Paris'', ''le Maître de l'empire Guitry'', ''le séducteur'', il laisse désormais ce rôle à d'autres. Il a d'ailleurs du mal à jouer des rôles longs, ou même à jouer tout court, dans ses films des années 50.

Ce qui fait que les films de Guitry sont des petits joyaux, ce n'est pas simplement l'art d'écrire la comédie c'est aussi l'art de la mettre en scène, de jouer avec le théâtre et le cinéma. C'est aussi la personnalité de Guitry lui-même, qui reste l'homme-orchestre de ses films, avec un jeu spécifique qui, moi, m'a toujours touchée et saisie.

A.B. : Quels sont les films et les réalisateurs que vous aimez ?

R. M. : Ils ont varié au fil du temps et ils évoluent encore aujourd'hui-même. J'ai aimé Woody Allen, il y a une vingtaine d'années je l'aurai mis alors dans mon panthéon mais plus maintenant ! je vais vous surprendre puisque je suis aussi spécialisée dans le cinéma populaire, mais un film que j'aime vraiment beaucoup c'est Ordet. Mais je suis très amatrice de comédie donc je pourrais vous citer toute une gamme de comédies qui sont pour moi des plaisirs forts, allant des films de Jacques Tati jusqu'à Rabbi Jacob pour évoquer le burlesque français. Sinon j'aime aussi beaucoup Thelma et Louise, les classiques hollywoodiens comme Elle et lui, dans ses deux versions, mais plus que les auteurs ce sont surtout des films importants que je retiens. Cependant, j'aime beaucoup les films de Lubitsch ou de Resnais. J'ai des goûts très classiques !

A. B. : Vous êtes plus sensible aux oeuvres elles-mêmes qu'à la politique des auteurs ?

R.M. : Je travaille sur l'œuvre, mais je peux aussi travailler sur l'auteur dans une approche qu'on pourrait appeler l'histoire culturelle. Par exemple pour Guitry, j'ai beaucoup travaillé sur la relation entre Guitry et Jacqueline Delubac, qui joue dans le Roman d'un tricheur et qui est sa première épouse dont on peut presque dire qu'elle l'a initié au cinéma, pour comprendre ce que les femmes et épouses successives de Guitry lui ont apporté, le statut qu'elles avaient dans ses films. Pour inverser la question que Jacqueline Delubac pose dans le livre de mémoires qu'elle a écrit (avec quelques collaborateurs) et dont le titre était : ''Faut-il épouser Sacha Guitry''. j'avais intitulé mon article : '' Faut-il épouser Jacqueline Delubac'' pour voir justement ce que pouvait signifier une forme de coopération. Donc l'auteur je le prends en compte, voire même je l'étudie en regardant le réseau d'interactions, d'influences, l'ensemble de ressources et de contraintes auquel il est soumis, tout ce dont il bénéficie et qui lui permet de produire tel ou tel film. Sur ce thème, il y a un ouvrage très intéressant de Jean Pierre Eskenazi qui est sorti voilà une petite dizaine d'années, pour lequel je suis contente de faire de la publicité, qui s'intitule '' Hitchcock et l'invention à Hollywood : l'aventure de Vertigo '' (Editions CNRS). Il est très intéressant parce que ce n'est pas un ouvrage sur Hitchcock comme les autres, et il y en a de très bons, c'est un ouvrage qui reprend l'itinéraire d'Hitchcock, son itinéraire en Europe et à Hollywood, qui analyse comment à un moment donné il est en situation d'innover et d'inventer dans un système hollywoodien dont on n'imagine pas, de façon un peu naïve, ce qu'il permet d'invention. C'est une approche d'un auteur dans laquelle je me reconnais.

J'ai donné aussi à Nanterre, où j'exerçais il y a quelques années, des cours sur quelques auteurs. Je l'ai fait sur Luis Buñuel (il faut impérativement ajouter Buñuel à mes cinéastes préférés) pendant deux ou trois ans et sur Guitry bien sûr. J'ai d'ailleurs été particulièrement étonnées car les étudiants, qui au début des cours se plaignaient un peu parce qu'on leur présentait du cinéma français, se prenaient ensuite au jeu jusqu'à s'obstiner à parler de ''Sacha'' tout court ! On voyait bien qu'ils étaient sous le charme et ce qui m'a surprise, c'est qu'ils arrivaient à développer un intérêt pour les fresques historiques des années 50, et je me suis demandé si ce n'est pas simplement parce que Guitry leur contait ''une histoire'' que peut-être ils ignoraient. Ce n'était pas le cas de tous les étudiants, bien sûr, mais j'avais été assez surprise car, avec la série des fresques : Si Paris...Si Versailles... Napoléon..., dont je n'avais mis qu'un seul exemplaire au programme, je pensais que cela allait susciter la grogne, être considéré comme une vieillerie, formellement et idéologiquement, mais en fait ils ne s'ennuyaient pas.

A.B. : Quels sont vos projets ?

R.M. : Je suis en train de terminer un projet collectif ANR (Agence Nationale de la Recherche) qui est commencé depuis un peu plus de deux ans et qui s'appelle ; ''Cinéma et Cinéphilie populaires dans la France des années 50'', programme dont je suis co-responsable avec ma collègue Geneviève Sellier de l'Université Montaigne (Bordeaux 3) et qui rassemble un ensemble de chercheurs qui peuvent travailler en économie, en star studies en histoire du cinéma, autour, non seulement du cinéma français des années 50 en France, mais aussi des cinémas venus d'autres pays, autour de la constitution de formes de cinéphilies qui ne sont pas les cinéphilies savantes des Cahiers du Cinéma ou de Positif mais la construction d'expertises « cinéphiliques » dans des revues populaires comme Cinémonde par exemple.

Ce projet va s'achever dans quelques mois.

Par ailleurs, même si je crois beaucoup dans le travail d'équipe, je prépare personnellement un petit livre, qui va sortir à la rentrée de septembre, sur les ''biopics'' traitant du culte des grands hommes et de la culture de la célébrité (il y aura un peu de Guitry avec son film ''Pasteur''), des domaines sur lesquels j'ai déjà mené des travaux universitaires. Au cours de ces travaux se posent des ''jalons'' sur des thèmes, des films, qui conduisent parfois à la réalisation plus complète d'un ouvrage.. J'ai également en cours une monographie sur Sacha Guitry, sur lequel j'ai déjà écrit un certain nombre d'articles ou de chapitres d'ouvrages.

J'avais prévu de la faire beaucoup plus tôt, vers 2006-2007, mais comme en 2007 il y a eu de nombreuses manifestations sur Guitry, la parution de nombreux livres et une exposition : ''Sacha Guitry une vie d'artiste'', je me suis dit ce n'était pas le moment !

J'ai donc gardé mon projet pour plus tard et aujourd'hui cela s'insère très bien dans le projet ANR dont je vous parlais. De plus il y a une connexion entre Guitry et les ''biopics'' car il a réalisé ou écrit pour le théâtre ce qu'on appelait pas encore des ''biopics'', en plus des fresques historiques qu'on connaît. Ce petit ouvrage que je prépare sur les « biopics » interroge le genre et ses limites ainsi que ses évolutions historiques. D'ailleurs il est intéressant de considérer comment les films biographiques peuvent être aussi des films de genre qui vont suivre une formule à la mode extrêmement répétitive, ou au contraire des réalisations qui proposent une autre forme de biographie, par exemple Todd Haynes et son film I'm Not There sur Bob Dylan, ou Jane Campion dans Un ange à ma table. Il convient aussi d'interroger le double standard selon que le ''biopic'' parle de personnages masculins ou féminins.

À plus long terme, je voudrais travailler plus spécifiquement sur les films biographiques français, approfondir l'étude dans un contexte culturel très spécifique, avec des analyses plus détaillées et des analyses génétiques.

Il y a eu beaucoup de « biopics » tournés dans les années 50 et aussi depuis les années 1990. En fait, avec des recherches, on s'aperçoit qu'il y en a beaucoup plus qu'on ne le croit. Dans les années 60-70, on constate une relative disparition, qui correspond un peu au déclin des films historiques, puis quelques ''biopics'' modernes comme Staviski (1974) d'Alain Resnais ou Les sœurs Brontë d'André Téchiné (1979) qui sont des cas intéressants.

A.B. : N'avez-vous jamais eu la tentation de passer derrière la caméra ?

R.M. : Non, je n'ai jamais eu cette tentation-là. Ce qui m'intéresse, qui vient de ma formation et de mon caractère, c'est de voir les films, de les mettre en relation avec le contexte de production, de réception...

C'est de les analyser, de les étudier, de produire une sorte d'histoire culturelle du cinéma. Je sais que quelques étudiants font des études de cinéma pour passer à la réalisation mais d'autres font ces études pour travailler sur le cinéma, ce qui n'est pas plus surprenant que de travailler sur la littérature. Mais encore aujourd'hui, les tentatives pour passer à la réalisation de films ou pour écrire un roman ne sont pas soumises aux mêmes conditions matérielles, cependant elles tendent à se rapprocher de plus en plus avec les nouveaux moyens numériques.

Propos recueillis par A.J. Bonnet
[A l'occasion de la présentation du film de Sacha Guitry « Le Roman d'un tricheur »]