La réputation du cinéma suédois est flatteuse, car il occupe une place primordiale dans la grande histoire du cinéma mondial grâce à la puissance évocatrice de ses pionniers et à leur capacité à peindre une nature violente, omniprésente et magnifique dans sa grandeur naturelle. Viktor Sjöström, Mauritz Stiller, Gustaf Molender, Per Lindberg, John W. Brunius, Rune Carlstein, tous venus du théâtre, restent des figures marquantes du cinéma muet. Toutefois, l'avènement du ''parlant'' sonna, sinon la fin, du moins l'arrêt de cette grande période de création scandinave, due, sans doute, à l'exil des grands maîtres aux États-Unis (Stiller, Sjöström...) mais également au départ du producteur Charles Magnusson qui contribua énormément à l'essor de la production suédoise dans les années 1910 et 1920.

Ce n'est qu'à la fin de la seconde guerre mondiale qu'un renouveau va se dessiner. Collectivement, la fin de la neutralité politique, écharde virulente dans la démocratie suédoise, aura un impact psychologique important sur la génération des enfants nés entre 1933 et 1945 et jouera un rôle primordial dans l'évolution de la société et bien entendu dans l'attitude d'une jeunesse qui découvrait les atrocités nazies. Mais, ce pays historiquement pauvre, va connaître une richesse nouvelle grâce à un système politique et économique basé sur une sorte de matérialisme puritain. Il sera alors possible qu'apparaissent quelques nouveaux cinéastes d'intérêt. Alf Sjöberg (Mademoiselle Julie - 1951) Arne Mattson (Elle n'a dansé qu'un seul été -1951) et surtout Ingmar Bergman (Sourire d'une nuit d'été – 1955) feront alors reconnaître dans différents festivals européens un cinéma suédois original, porteur de valeurs humaines universelles, libre et profondément ancré dans la réalité scandinave.

Mais ces œuvres sont aussi porteuses d'un mal de vivre spécifique, d'une angoisse existentielle et métaphysique, d'une sensation de mélancolie intellectuelle face au temps qui passe, toutes préoccupations alors à contre-courant de l'optimisme des 30 années glorieuses. Il faut remarquer que cette génération venait aussi du théâtre.

Ingmar Bergman, de par la richesse de son univers, sera longtemps en France le représentant quasi unique du cinéma suédois, occultant à son corps défendant une nouvelle production naissante en s'imposant comme une icône d'une certaine cinéphilie intellectuelle. Son œuvre, par ailleurs parfaitement cohérente, va devenir au fil de son avancement, le reflet exclusif d'un pays par ailleurs beaucoup plus hétérogène et complexe que son image médiatique.

Des caricatures fleurissaient en France dans les années 60, lorsque les humoristes populaires de la radio et de la télévision agrémentaient leur sketchs de parodies des productions suédoises en les présentant comme des archétypes d'un cinéma intériorisé, intellectuel et ésotérique, parfaitement ennuyeux, réservé à un public universitaire, estudiantin et professoral.

Pourtant le renouvellement de ce cinéma trop typé va émerger dès 1957, lorsque Rune Waldenkranz (qui permit à Bergman de tourner ses premiers films) va développer ses productions cinématographiques et permettre l'éclosion d'une nouvelle génération de cinéastes : Lar-Magnus Lindgrun (Une promenade de rêve 1958), Bengt Lagerkvist (Chapeau sous la terre 1963), Göran Gentele (Mademoiselle Avril 1959). Ces films, encore confidentiels en France, traiteront de sujets restés assez traditionnels allant de la biographie d'hommes illustres à la comédie légère.

D'une toute autre dimension mais à la même époque, Gunnar Oldin, par ailleurs critique et historien du cinéma, allait promouvoir et produire une série de films plus ambitieux et plus modernes dans leurs thèmes et leurs styles comme le dur pamphlet : Les blousons noirs (1959), d'Olle Hellbom, Le péché suédois (1962) et Le quartier du corbeau (1964) premiers films de Bo Widerberg. C'est l'apparition d'une véritable ''Nouvelle vague'' suédoise utilisant une diégèse novatrice et une esthétique originale.

Si Bergman parlait déjà des adolescents dans ses premiers films (Jeux d'été, Monika, Sourire d'une nuit d'été) c'était dans le contexte de ses propres préoccupations. Cette ''Nouvelle Vague'' quant à elle, se préoccupera surtout d'une jeunesse socialement désenchantée, mal à l'aise dans un monde injuste, bridée par les préceptes moraux traditionnels. Tous ces problèmes constituent précisément les prémisses des mouvements de 1968, qui seront communs à toute une génération dans pratiquement tous les pays occidentaux.

Mais cette nouvelle vague suédoise sera aussi porteuse de valeurs humanistes, sociales et révolutionnaires qui manqueront tant à la nouvelle vague française qui, dans le cadre d'une pensée plutôt orientée vers des valeurs de droite, restera porteuse de préoccupations individualistes, tournée vers les difficultés de la communication, les relations de couples ou la remise en cause des règles formelles du récit, tous problèmes concernant essentiellement une catégorie aisée de la population, principalement du secteur tertiaire, et sans qu'apparaissent, même sous-jacentes, les mutations sociales, le besoin de développement personnel et le désir de progression sociale. Seule l'évolution des mœurs rapprochera un peu les deux mouvements cinématographiques.

Les jeunes Suédois vont, eux, aborder les problèmes de société par des peintures de révoltes individuelles ou collectives et surtout par une revendication sexuelle parfaitement explicite et détachée de toutes considérations politiques ou religieuses. Contrairement à leurs aînés, ces nouveaux cinéastes n'étaient pas issus du théâtre mais du monde littéraire et de la presse. En cela, ils étaient sans doute plus proches des mouvements profonds qui agitaient la société suédoise et plus à même d'être les portes-parole des interrogations de la jeunesse de la décennie (bien plus universelles que celles du microcosme de mai 68) et des prémisses d'une émancipation féminine qui, dans ce début des années 60 choquera et scandalisera l'intelligentsia au pouvoir, en France notamment. Le paradoxe est que la Suède des années 60 était alors considérée par une bonne partie des milieux intellectuels français comme un modèle en matière économique ou en matière d'organisation sociale (sans que soit pris en compte les inconvénients de ses systèmes) bien que sa largesse en matière de sexualité restât une valeur jugée parfaitement immorale.

Cela ne signifiait d'ailleurs pas qu'aucune censure n'existait en Suède. Celle-ci était en fait extrêmement virulente envers les œuvres violentes, interdisant tout ce qui pouvait passer pour une apologie de crimes ou la représentation de scènes de meurtre trop explicites (la violence est ''le mal absolu'' en Suède). Par contre elle se montrait totalement permissive en matière de sexualité et de représentations de la nudité.

Dans ce cadre, les revendications concernant une liberté sexuelle sans contrainte feront l'objet de nombreux films, que cette production licencieuse soit ou non associée à des problèmes sociaux ou politiques. Sortirent en France, plus ou moins librement (mais toujours ''surveillés'' par la censure) : Chance de Gunnar Hellström (1962) où une adolescente s'enfuit d'une maison de redressement, est convoitée par tous les hommes qu'elle rencontre et ne trouve protection qu'auprès d'un homosexuel, Le pêché suédois de Bo Widerberg (1963) où une femme enceinte décide de garder son enfant face à la lâcheté du père, Un dimanche de septembre (1963) de Jorn Donner qui décrit minutieusement les vicissitudes d'un jeune couple, de sa première union à sa dissolution lorsque la femme quittera ses deux amants, et surtout les trois réalisations de Vilgot Sjöman : Ma sœur mon amour (1965) dans lequel sont décrites les amours incestueuses et sans espoir d'un frère et d'une sœur, Je suis curieuse, version bleue (1968) film-enquête soi-disant pédagogique mais en fait parfaitement provocateur tout comme sa suite Elle veut tout savoir (Je suis curieuse, version jaune) qui seront considérés comme pornographiques.

Ce sera également le cas de ses films suivants : Tröll en 1971 et Tabu en 1977 mais alors l'époque du scandale sera à peu près terminée, la pornographie ayant été autorisée en France et dans la plupart des pays européens au début des années 70.

Les femmes vont tenir, dans la production de cette époque un rôle primordial, non comme cinéastes - deux réalisatrices seulement occupent une place importante dans cette génération : Mai Zetterling et Susan Sontag - mais comme muses, inspiratrices et sujets de nombreux films tournés... par des hommes. Les héroïnes mises en scène sont éprises d'une liberté totale, revendiquent la pleine possession de leur corps et entendent se défaire des carcans masculins. En somme, elles sont les premières ''féministes'' dont les thèmes et les combats seront repris en France à partir de 1970 par le MLF. Elles se veulent libres, refusent le mariage, décident d'assurer seules leur vie et leurs responsabilités (même en face de la maternité). Bien sûr l'égalité sexuelle avec les hommes (permise par la pilule contraceptive) est une des conditions de cette émancipation.

Plusieurs films marquent le cheminement de ce mouvement revendicatif : L'esprit de contradiction de Vilgot Sjöman (1952) dans lequel une jeune ouvrière d'usine préfère assumer seule les charges de sa maternité plutôt que d'épouser un jeune bourgeois, La robe (1964) également de Vilgot Sjöman où une mère et sa fille choisissent, l'une et l'autre, la solitude plutôt que l'assujettissement aux hommes (Sjöman, toujours provocateur, n'hésite pas à y évoquer les problèmes féminins liés aux menstruations et à la ménopause), Aimer (1964) de Jorn Donner qui montre une femme frustrée sexuellement dans son ménage et qui découvre la jouissance physique dans les bras d'un inconnu (Prix d'interprétation à Cannes pour Harriet Andersson).

Cette Suède aux mœurs libérées révélée par ces films va propager dans l'imaginaire masculin l'image d'une femme suédoise aux mœurs déliées, d'une totale liberté sexuelle. Clichée de la société beatnik ou hippie, elle sera alors l'archétype de la femme naturiste, facile, libérée et sans attache mais aussi porteuse d'un immoralisme pervers dont la polyandrie sera considérée comme un vecteur néfaste d'une lente dissolution de la cellule familiale, valeur tout à fait taboue dans la France d'avant 1968.

(Seconde partie dans CINEFIL N° 36)

Alain Jacques BONNET