Il ne s'agit pas de revenir ici sur l'oeuvre cinématographique de Sacha Guitry, le numéro 31 de Cinéfil de février 2014 paru à l'occasion de la présentation du Roman d'un tricheur (1936) est déjà fort complet et très instructif.

Il est cependant intéressant de s'interroger sur les perceptions par la jeune génération étudiante (avec laquelle mon métier d'enseignant me met en contact) du personnage. Sacha Guitry, lorsqu'il est connu, est d'abord, à juste titre, associé à l'image d'un homme de théâtre (près de 130 pièces) et son oeuvre cinématographique (une trentaine de films) est souvent perçue à travers ce prisme. Il est vrai qu'un tiers de cette dernière sera directement inspiré de ses propres pièces. Même lorsqu'il s'en détache, l'inspiration théâtrale n'est jamais loin. Ainsi Si Versailles m'était conté (1953) ou Si Paris nous était conté (1955) sont considérés comme des films reposant sur une série de saynètes savoureuses, bien écrites, montrant beaucoup d'esprit, mais décrivant une Histoire de France un peu désuète. L'oeuvre cinématographique de Guitry, dans l'esprit des jeunes générations de cinéphiles amateurs, est par ailleurs réduite au "théâtre filmé" où tout repose souvent sur des dialogues souvent drôles et brillants.

Sacha Guitry, décédé en 1957, est également "rangé" parmi les cinéastes antérieurs à la nouvelle vague de l'extrême fin des années 50 et du début des années 60 ; il incarnerait ainsi, avec d'autres, le cinéma de grand-papa. Il est vrai que l'un de ses tous premiers films Pasteur (1935), tiré de sa pièce de théâtre éponyme, est contemporain du jubilé du cinéma de novembre 1935 où l'on rendit hommage à Louis Lumière à la Sorbonne lors de la célébration du quarantième anniversaire de la naissance du cinéma. Ainsi l'évocation de son nom renvoie résolument à une autre époque que celle de Chabrol, Truffaut, Godard, Rohmer, ou Rivette. Il est pourtant presque contemporain du Beau Serge de Chabrol sorti en 1958 et des Quatre cents coups de Truffaut sorti en 1959 ...

L'on s'aperçoit ainsi que la perception de la chronologie est toujours plus subjective qu'on ne le pense : certaines dates apparaissent, à tort ou à raison, comme des ruptures et un hiatus s'opère alors entre deux personnages (ou deux oeuvres) situés de part et d'autre de cette date-rupture alors qu'ils (ou qu'elles) sont finalement très proches dans le temps.

De même, de façon malheureusement plus classique, un personnage, un auteur ou un réalisateur, n'est parfois perçu qu'à travers sa caricature ou l'image reçue que l'on s'en fait.

Alors archaïque Sacha Guitry ? Appartenant à une France engluée dans la naphtaline ? Développant une Histoire de France résolument datée ?

L'on pourrait tout au contraire souligner la grande modernité de l'homme et de son oeuvre cinématographique.

L'homme, pour commencer, ne peut pas se réduire à l'artiste embourgeoisé et imbu de sa personne.

Il est avant tout un iconoclaste des conventions sociales bourgeoises : l'homme aux quatre divorces et aux cinq mariages. Il soulignera lui même avec beaucoup d'à-propos : "Ce n'est pas de l'union libre que je me fais le champion, c'est de la désunion libre !" (Le nouveau testament 1934). Sacha Guitry apparaît ainsi comme un personnage en perpétuelle quête d'amour.

Personnage mondain il l'est résolument : il fut un temps associé à l'essor de la station balnéaire de Royan, station à la mode des années 30 qui accueillait toute une "intelligentsia parisienne". Il y possédait dans le quartier du Parc sa propre résidence secondaire et y venait chaque été notamment avec sa troisième épouse Jacqueline Delubac.

Mais c'est aussi l'oeuvre de Guitry elle-même qui incarne résolument une certaine modernité.

Son premier essai cinématographique Ceux de chez nous (1915) souligne déjà les procédés qu'il reprendra par la suite (cf. article d'Alain Jacques Bonnet dans le N° 31 de la revue). Documentaire de propagande pendant la guerre, honorant le "Génie français", Ceux de chez nous annonce, toute proportion gardée bien sûr, le Pourquoi nous combattons de Frank Capra pendant la Seconde Guerre Mondiale. L'utilisation de la voix off dans Le Roman d'un tricheur (1936) est assurément un élément de modernité cinématographique qui sera repris par de nombreux autres cinéastes. (cf. article de Manon Billaut même source). Pour Truffaut ou Rivette, Guitry trouve des réponses que pose le cinéma. Il met à distance la bande-son aujourd'hui parfois outrageusement utilisée (dans les mauvais films) pour faire jaillir l'émotion. Il démystifie le jeu des acteurs qui ne sont que des "joueurs" et des "tricheurs" comme pourra le faire plus tard un Rohmer. Pour Guitry le cinéma, avant de se prendre au sérieux, doit d'abord obéir au principe de plaisir comme le montrera Truffaut dans "Vivement dimanche" (1983) une comédie policière fort savoureuse.

C'est par tous ces aspects que Guitry est résolument moderne.

Certes la fin de son oeuvre cinématographique est parfois plus amère et derrière le jeu, les mots d'esprit, et le plaisir que l'on prend à regarder ses derniers films, l'on voit poindre un besoin de justification. La figure de Talleyrand dans Le diable boiteux (1948), "personnage qui a servi de nombreux régimes mais qui n'a pas cessé de servir la France" renvoie aussi à son propre parcours pendant la Guerre et la Libération.

De même le passage sur l'occupation de Paris par les Anglais pendant la guerre de 100 ans dans Si Paris nous était conté (1955) est une évocation en filigrane de l'occupation de Paris pendant la Guerre par les troupes allemandes. Accusé de collaboration Sacha Guitry fut effectivement arrêté et brièvement incarcéré à la Libération...ce qui lui fera dire, non sans humour, quelque temps plus tard : " la Libération j'en fus le premier prévenu ! ". Aujourd'hui encore de nombreux sites internet ou blogs mettent en exergue les innombrables mots d'esprit de Sacha Guitry.

Enfin l'un de ses derniers films Assassins et voleurs (sorti en 1957), que l'on voit malheureusement fort peu souvent sur les écrans, est un chef d'oeuvre d'humour caustique et une leçon politique, toujours d'actualité, sur les lampistes qui "paient" à la place des puissants. Il met pour la première fois à l'écran ensemble Jean Poiret et Michel Serrault...deux monstres sacrés destinés, comme on le sait, à une longue collaboration théâtrale et cinématographique. Le génie précurseur et la modernité de Guitry est là aussi.

Lorsque Sacha Guitry décédera le 24 juillet 1957, le tout Paris viendra à son domicile, avenue Elisée Reclus (aujourd'hui l'une des plus chères de Paris) lui rendre un dernier hommage (cf. www.ina.fr/video/). Il aura incontestablement marqué l'art théâtral et cinématographique du XXème siècle. Contemporain de Louis Lumière mais aussi de Jean Poiret et Michel Serrault, Sacha Guitry ne peut pas être uniquement rangé dans une seule catégorie d'acteurs ou de cinéastes renvoyant définitivement au passé. Ses leçons sur l'art cinématographique et son utilisation peuvent encore inspirer notre réflexion. Il définissait le cinéma comme "une lanterne magique, dont ne devraient pas en être exclues l'ironie et la grâce"; toute l'oeuvre cinématographique de Sacha Guitry tient dans cet aphorisme.

Eudes GIRARD