Le 29 mars 1933, Le Testament du Docteur Mabuse est interdit par les nazis. Quelques jours plus tard, Fritz Lang est convoqué par Goebbels. Lang ne cache rien des origines juives de sa mère, craint que le propos antinazi du Testament lui soit reproché, et sue à grosses gouttes, le regard rivé sur la grosse horloge en pensant à l'heure de fermeture des banques. À sa grande surprise, Goebbels évoque le goût du Führer pour Métropolis et lui propose de diriger le cinéma allemand. Le soir de cet entretien, Lang fait ses valises et prend le train de nuit pour Paris. Une scène qui pourrait être extraite d'un film de Fritz Lang lui-même. Il la raconte dix ans plus tard et il s'avère qu'elle est le fruit de son imagination. Son passeport montre divers voyages à l'étranger et de retour à Berlin, il prend le temps de divorcer de Thea von Harbou, membre du parti nazi. Il ne part pour Paris que trois mois plus tard. Il n'a jamais rencontré Goebbels, qui ne lui a jamais proposé cette fonction. Une légende, donc, qui cache une prise de conscience politique tardive, mais définitive. À Paris, il tourne Liliom avec Charles Boyer, puis arrive aux États-Unis en juin 1934, à l'invitation de David O. Selznick qui lui propose un contrat à la MGM.

Fritz Lang était habitué à être le maître sur le plateau, à ne pas compter les jours et les nuits de travail, à participer à toutes les étapes de la fabrication d'un film, de son écriture à son montage. Bref, il appartient au monde artisanal du cinéma dont il est le génie et arrive dans une industrie où tout est hiérarchisé et décomposé en métiers différents. De fait, aucun projet ne naît pendant deux ans. On attendait un réalisateur maître de la féerie, constructeur de films aux dimensions des mythes qu'ils racontent. Lui, ne pense plus qu'à la réalité dans la lignée de M le maudit, son premier film parlant. Son univers sombre et sans concession peut-il se plier à l'idéologie du happy end ? Les codes et les contraintes de l'industrie le briment. Grâce à l'aide de Mankiewicz il réalise en 1936 Fury, à partir d'un fait divers, pour montrer les pratiques violentes de lynchage. Mais il fait un film trop long, on doit l'amputer de plus d'une heure ; et il se forge une réputation de tyran au point qu'on le nomme Fritz « fury » Lang ! Spencer Tracy sort éreinté du tournage. À la fin des années 30, le crédit de Fritz Lang est épuisé, les échecs s'accentuent, il n'est plus sous contrat à la Paramount. Son dernier film, You and me en 1938 est un échec cuisant. De plus, la collaboration avec Brecht et Kurt Weill tourne à l'affrontement. Ce dernier écrit : « Lang vous donne envie de vomir. Je comprends tout à fait pourquoi il est tant haï partout. »

Au début des années 40, Lang est revenu à la case départ. Cependant, sa prise de conscience politique le conduit à un activisme qui ne semble pas se laisser entamer par ses échecs artistiques. Il est co-fondateur de l'Anti Nazi League à Hollywood et participe à de nombreuses associations d'aide aux réfugiés, parraine des enfants d'immigrants, envoie de l'argent à sa famille restée en Europe jusqu'à la mort de son père en 1940. Par ailleurs, il semble bien ne pas envisager de rentrer puisqu'il demande dès 1935 la nationalité américaine, qu'il obtient en 1940.

Pourtant, le regard qu'il porte sur son nouveau pays d'accueil est dur et sans concession. Fury montre tout à la fois le déchaînement aveugle de la foule contre un innocent, la faiblesse des institutions et de la justice, la complicité des médias et de la rumeur, la médiocrité des aspirations individuelles. Une continuité se dessine alors : c'est toujours la même fatalité qui pèse sur la nature humaine, toujours la même société hantée par le mal, toujours la même fragilité de la civilisation qui, face à la barbarie, n'a d'autre choix que de s'ensauvager. À Santa Monica où il réside, il fréquente la société des artistes en exil, Thomas Mann, Otto Klemperer et Erich Von Stroheim, Viennois comme lui, avec lequel il partage sans doute le mieux ce regard.

Dès son arrivée aux États-Unis, Lang voyage, part découvrir l'Ouest qu'il photographie abondamment, se renseigne sur les tribus indiennes à la rencontre desquelles il tient à se rendre. Le fier Lang portant monocle doit faire profil bas et accepter de réaliser ce qui semble être le genre plus éloigné de son univers, des westerns. Mais ce dernier offre à Lang l'occasion de réinvestir ses thèmes de prédilection : la vengeance, le rapport à la loi, le destin. L'œil de peintre de Lang combiné à sa connaissance des cultures lui sert à nourrir ce genre et à lui donner une profondeur qu'il n'a pas. Genre tombé en désuétude dans les années 30, Ford le remet à la mode dans ces mêmes années. Et c'est le succès ! Lang tourne Le Retour de Frank James et Les Pionniers de la Western Union. Cette fois Fritz Lang est un Américain ! Et fort de ces succès, la Fox lui donne plus de liberté.

C'est alors que l'Allemagne revient dans son art. Bien que les États-Unis ne soient pas en guerre et que Roosevelt fasse promesse au peuple américain que son pays restera neutre, il prépare en sous-main l'opinion à l'intervention. Hollywood est mis à contribution. Lang commence par La Chasse à l'homme en 1940. Tourné en 28 jours pour un budget à peine supérieur à celui d'une série B, le film rapportera trois fois ce qu'il a coûté. Lang tourne vite, sa maîtrise technique lui permet de traiter d'égal à égal avec les techniciens parfois au détriment des acteurs. Pourtant la rencontre de Joan Bennett inaugure une série de cinq films avec elle ; il ne cessera de le dire, c'est son actrice préférée.

Dès l'ouverture de ce film, Lang situe son propos : une affaire d'homme. C'est entre lui et Hitler que cela se passe. Voilà sans doute la source de l'anecdote qu'il imagine sur son départ d'Allemagne. Lang se fait le porte-parole de la culture, des mœurs, de la civilisation qu'il oppose à l'accomplissement fatal de la barbarie. La violence est à l'œuvre aux dépens de la civilisation, mais pour la combattre il faut se faire barbare. C'est ainsi que l'art de Lang est celui du détail, de la précision acharnée. Il cherche à donner sens à tout : les objets, les ombres, les cadrages. Puisqu'il a peu la main sur le scénario, il investit la mise en scène. S'il tourne vite il ne laisse passer aucun détail et ne lâche rien sur la recherche esthétique. Parce qu'il tient à la scène où Joan Bennett quitte Walter Pigeon sur un pont et que le producteur veut la supprimer, il paie le décor de sa poche ! Suivront trois autres films : Les bourreaux meurent aussi en 1943, à partir de l'assassinat de Heydrich, Espions sur la Tamise en 1944 et La Cape et le poignard en 1945 sur les avancées des scientifiques allemands dans la recherche atomique. Il faut remarquer que dans ces films, Lang traite de façon peu différenciée les nazis des Allemands. Il semble bien que toute une nation ait sombré à ses yeux. Le nazi prend toutes les formes, tous les masques : de l'homme raffiné à la brute sanguinaire, du savant au soldat, comme sa parole qui peut allier le hurlement nazi, la prononciation raffinée ou l'articulation distinguée d'un anglais oxfordien à l'image de l'officier joué par George Sanders dans Man Hunt. Tous ces films brossent le portrait d'un nazisme d'infiltration, sorte de revers insidieux du spectacle offert par le nazisme officiel.

Au fond, le monde américain auquel Fritz Lang s'adapte n'est pas si loin de son opposé européen. La ligne de partage est au sein de chaque société dans le rapport de force entre l'innocence et le mal. L'Allemagne a fait basculer l'Europe dans cette logique de vengeance à laquelle l'Amérique ne pourra se soustraire. La vision est pessimiste et Lang choisit le camp de la lucidité, regardant la violence en face comme il la met en scène, sans concession. Mais il ne renonce à rien de l'art et de la culture. Cette tétralogie antinazie est entrecoupée par deux films qui forment un diptyque : La Femme au portrait et La Rue rouge.

Dans ces deux films, Lang met en scène, non sans ironie, la peinture, le goût de l'art, et sa place dans la société. Son pessimisme ne sera pas déçu par l'après-guerre. Après un moment d'euphorie où il se conforme au modèle du grand réalisateur : villa à Beverly Hills et nouvelle maîtresse, le maccarthysme apporte son lot de désillusions. À 60 ans, Lang se fait dépasser par une autre génération. En cinq ans, il réalise huit films dont deux chefs-d'œuvre : Big Heat et Les Contrebandiers de Moonfleet, mais il est las.

On lui propose de faire les remakes de ses films allemands, Les Nibelungen ou Les Trois lumières. Il rompt avec Hollywood, il continue de vivre aux États-Unis mais tourne en Europe. Il réalise deux films dont il avait écrit le scénario avec Thea von Harbou dans les années 20 : Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou. Puis il terminera par le Diabolique docteur Mabuse que la critique allemande accueillera encore plus méchamment que la critique américaine. Nous sommes en 1960. Ce sera son dernier film. Il lui reste quinze ans à vivre pour s'éteindre à 85 ans, couvert d'honneurs, dans sa villa de Beverly Hills.

Quand il joue dans le Mépris de Godard, son naturel fait croire à la complète improvisation de son discours. Il y incarne l'homme de culture, polyglotte, imperméable aux colères et à l'argent. Il cite les poètes notamment allemands, mais toutes les citations sont écrites. Il se prête donc au jeu, seule une réplique, selon Lotte Eisner, est improvisée : « la mort n'est pas une solution ». Toute sa vie comme son œuvre semble porter la contradiction entre la nécessité de la culture et sa fatale destruction dans l'Histoire. La mort n'est pas une solution mais elle résout presque tous ses films.

Laurent Givelet