Naître en 1908 à Porto ne vous met pas au cœur de l'industrie cinématographique naissante qui implante ses studios dans les grandes villes de la modernité : Paris, Turin, Berlin, Moscou, Hollywood, Tokyo... Cependant, le cinéma suit l'industrialisation et le premier film tourné au Portugal l'est à Porto en 1896 et porte un titre se référant à Lumière : La Sortie des couturières des ateliers de la chemiserie « Confiança ». Manoel de Oliveira n'est pas encore (ou déjà) né mais il en fera figurer un extrait dans son film autobiographique Porto de mon enfance en 2001. Le cinéma se développe en lien avec la France et notamment Pathé qui envoie des opérateurs et aide à l'ouverture de salles. Des réalisateurs sont attirés et viennent tourner à partir de 1918, comme Rino Lupo qui donne à Manoel de Oliveira un petit rôle dans Fatima miraculeuse (1918). Mais les maisons de cinéma de Porto périclitent et se transportent à Lisbonne. Tous les cinéastes portugais seront lisboètes sauf Oliveira. Depuis cette position excentrique, Oliveira se forme aux métiers du cinéma en amateur et investit son propre argent afin de tourner en 1929 son premier film Douro faina fluvial, dans sa ville de Porto.

Dans ces années-là Manoel de Oliveira est un dandy, dilettante et sportif, coureur automobile, champion de saut à la perche et acteur à ses heures. Sa famille d'industriels dynamiques pourvoie à ses besoins mais les investissements risqués la conduiront à la faillite. Ils croient en l'électricité, construisent un barrage hydraulique, montent une entreprise d'ampoules électriques... mais l'électrification ne va pas assez vite pour échapper aux difficultés ! C'est ce rôle de dandy qu'il jouera à l'écran dans quelques films et il ira même jusqu'à postuler auprès de Marcel L'Herbier pour le rôle titre du Portrait de Dorian Gray que le réalisateur ne tournera finalement pas. Mais pendant ce temps c'est un spectateur aussi qui se forme. D'abord aux burlesques américains. Bien sûr Charlot, dont il imitera encore la démarche devant la caméra de Wim Wenders dans Lisbon story en 1994 ! Il confessera avoir été amoureux de Mary Pickford quand il la vit à l'écran. Il est aussi familier des productions d'avant-garde dont le Berlin symphonie d'une grande ville de Walter Ruttmann qu'il trouve froid et trop ordonné et auquel répond Douro en plaçant l'homme, le travail pénible et la misère en regard de la modernité. Ce point de vue ne plait guère au jeune régime salazariste qui tiendra toujours Oliveira à l'écart. Bien qu'il soit amateur des films américains, c'est vers le cinéma européen que son regard se tourne.

Il sera influencé par les films expressionnistes allemands (il reprendra le découpage de Caligari dans Benilde). De même, en France, où il voyage et dont il parle la langue, il aimera Renoir et le réalisme poétique. Quand il tourne en 1941 Aniki Bobo, enfin autorisé par la censure, il mêlera ces influences pour composer son style, auxquels il ajoute Les Lumières de la ville de Chaplin et Rebecca d'Hitchcock qui sort en 1941 et dont il reprendra la façon de filmer la peur. Georges Sadoul et André Bazin verront dans ce film une préfiguration du néo-réalisme mais Oliveira sera plus modéré, insistant sur l'aspect poétique et symbolique plus que politique.

Les années d'après-guerre sont néfastes au cinéma. Le pays se replie sur lui-même, les projets de Oliveira sont rejetés par la censure. Il se replie sur ses terres et gère sa propriété agricole. En 1952, il écrit le scénario de Angelica, il fait des repérages, un découpage. Mais, peine perdue, la censure le rejette. Il tournera ce film cinquante ans plus tard, ce sera L'Étrange affaire Angelica. Cependant il n'abandonne pas le cinéma, il se nouera d'amitié avec André Bazin et admirera le cinéma japonais, il reconnaît l'influence d'Ozu sur son travail ultérieur. Les références qui reviennent le plus souvent sont Dreyer, Bresson et Rossellini.

En 1963, il réalise son seul film soutenu par l'état, Acte de printemps. Difficile en effet pour cette dictature proche des catholiques de ne pas l'aider, ce film documentaire montre la Passion du Christ, sorte de mystère médiéval joué par la population d'un village rural portugais. Ce documentaire lui permet d'amorcer la réflexion sur le lien entre représentation théâtrale et cinéma. La même année La Chasse, un court métrage, est présenté au festival de Tours. Et c'est aussi l'année de naissance du cinema novo portugais. La modernité perce un peu le joug totalitaire, Paulo Rocha fait son premier film et cette génération se reconnaît, comme la Nouvelle Vague en France, Rossellini et Renoir pour maîtres ainsi que Manoel de Oliveira qui, à bientôt soixante ans, n'a tourné que deux longs métrages.

Mais parce qu'il déclare au cours d'une présentation de son film que la censure existe au Portugal, il est arrêté et emprisonné quelques jours. En 1971, il réalise Le Passé et le présent et c'est une date importante car le succès de ce film au Portugal pousse le régime à créer l'Institut Portugais du Cinéma.

En 1974, il prépare le tournage de Benilde avec l'actrice Maria Barroso, l'épouse de l'opposant Mario Soares. Quand le 25 avril arrive, on attend de Oliveira le film sur la Révolution des Œillets, mais il achève son film Benilde et naîtra avec son pays un long malentendu. Comment un film qui raconte l'histoire d'une femme enceinte d'un ange peut sortir dans ce contexte ! Ce malentendu ira jusqu'au scandale quand il présente l'adaptation de Amour de Perdition de Camilo Castello Branco (auteur auquel il consacrera deux autres films). Ces années sont celles de la crise après la chute de la dictature et la dépense d'argent pour des films montrant avec ironie la société passe mal. La rencontre de son producteur Paulo Branco et la reconnaissance internationale permettent à Oliveira à partir du début des années 80 de faire un film par an, voire plus ! D'août 1984 à mars 1985, il tourne l'adaptation complète du Soulier de Satin de Paul Claudel. Plus de six heures de film ! Et un accueil admiratif à Cannes et à Venise où il obtient un Lion d'Or spécial du jury. Et quand enfin il offre en 1990 le film qu'on n'attendait plus sur la Révolution des Œillets, Non ou la vaine gloire de commander, il obtient un prix à Cannes bien que le film soit présenté hors compétition ! C'est Val Abraham en 1993 qui achève d'installer le réalisateur dans la notoriété auprès des critiques et d'un public plus large.

Enfin libre de réaliser les projets qu'il souhaite, il propose des adaptations littéraires théâtrales ou romanesques, des films courts ou longs, attire à lui des actrices et acteurs de toutes nationalités (Marcello Mastroianni tournera son dernier film avec lui), tourne au Portugal ou en Europe, en français ou en portugais. Mais toujours il revient à Porto, aux auteurs portugais (Eça de Queiroz, Castello Branco notamment), aux paysages et à la culture qui l'ont porté. Le cinéma de Manoel de Oliveira traverse le siècle au gré des événements, s'ouvre toujours à l'extérieur sans quitter son lieu de naissance. Comme le disait Jean Renoir : « plus c'est local, plus c'est universel ! » et Manoel de Oliveira a attendu son heure pour proposer au public international des œuvres empruntes de son histoire personnelle, de sa culture et de celle de son pays. Le regard bienveillant sur la modernité se double de l'attachement profond à ce qui, à ses yeux, fonde le cinéma : la parole, la littérature, la scène. Avec un amusement subtil, une ironie douce et une mélancolie sans amertume Manoel de Oliveira porte sur le monde moderne un regard ancré dans l'histoire, celle de son pays et la sienne, ainsi que dans celle du cinéma.

Laurent Givelet