D'août 1914 à septembre 1915 !

2 août 1914. Mobilisation générale des hommes de 18 à 40 ans.

Le pays a été soigneusement préparé à la guerre ! Les films bellicistes Le Message de l'Empereur, Dans la rafale de Georges André Lacroix, Patrie d'Albert Capellani et bien d'autres sortis dans le premier semestre ont activement façonné les esprits...

Les médias de l'époque, presse et spectacles publics, contribuent largement à diffuser l'image d'une Allemagne barbare et conquérante et les quelques pacifistes d'alors n'ont que très peu d'audience (Jean Jaurès a été assassiné le 31 juillet).

Les voilà donc partis la fleur au fusil, comme on dit ! Tous venus pour empêcher les Allemands de descendre sur Paris...

« Ah Dieu que la guerre est jolie
          Avec ses chants et ses longs loisirs »

Guillaume Apollinaire, Calligrammes, L'adieu du Cavalier, Gallimard.

Tout de suite la situation militaire est catastrophique. Vingt jours après la déclaration de guerre les troupes allemandes sont à 45 km de Paris. Le gouvernement français, quant à lui, a foutu le camp à Bordeaux le 2 septembre. Le 5, c'est la première bataille de la Marne et sous une touffeur d'orage, on commence à creuser les tranchées... Les Allemands sont stoppés mais à partir de là, tout se bloque, la vie civile se désorganise complètement !

Dans toute la France, la mobilisation a été vorace et les engagements individuels nombreux ! Les paysans ont laissé les terres à l'abandon, les salariés sont partis et leurs salaires aussi, les ateliers et les usines n'ont plus ni cadres ni ouvriers, les réformés sont au chômage... La misère est aux portes des villes.

Restent les femmes aux foyers... et dans les fermes !

À Paris, c'est toute la vie qui s'éteint ! Sont partis les employés de banque, les fonctionnaires, les vendeurs des magasins, mais aussi les serveurs de brasseries ou de restaurants, les employés des salles de spectacle, les projectionnistes et bien sûr la majorité des intellectuels. Quelques étrangers passent au travers : Foujita, Picasso, Modigliani. Cocteau est réformé mais il s'engagera dans les ambulanciers (il en tirera son roman Thomas l'imposteur)...

Au moins 500 000 parisiens quittent Paris, dont Georges Méliès et sa famille. La plupart des théâtres sont fermés; outre le personnel, propriétaires et directeurs sont au front ! Les cafés et les brasseries doivent baisser rideau à 21h30. Les journaux consacrent toutes leurs pages à la guerre et les programmes de spectacle sont passés à la trappe tout comme disparaissent les récentes revues de cinéma (Le Film paraîtra de nouveau en 1916).

Les cinémas ne font pas exception à la règle. Il ne reste que sept salles qui travaillent encore (dont l'Omnia Pathé et le Parisiana qui consacre plusieurs jours de la semaine à distribuer de la soupe aux nécessiteux !) Ils programment essentiellement des films de propagande comme La Marseillaise d'Étienne Arnaud (reprise d'une sortie de 1911), La Voix de la patrie de Léonce Perret qui ressort fin août, Le Chant du départ, Les Girondins, Le Rhin allemand, Sambre et Meuse, Le Maître d'école alsacien tous réalisés avant la guerre (Leurs metteurs en scènes restent non-identifiés)... A ce moment, aucun film pacifiste ne peut être programmé (Y en a-t-il ?) ! Car tout cela répond à une attente manifeste du public.

Au 15 août, quelques salles de plus ouvriront leurs portes et donneront, à nouveau, des ''matinées'' et des ''soirées''... mais pas plus tard que onze heures... L'ordonnance du 23 novembre établi la redevance d'une taxe de 5% sur les recettes brutes au profit des oeuvres de bienfaisance ! Cela accepté et réglé, le spectacle peut continuer ! Le Colisée, le Cirque d'hiver, le Gaumont Palace, le Ciné Max Linder, rouvrent leurs portes. On pourra y voir Quatre-vingt-treize d'Albert Capellani (1913) ou La force de l'argent de Léonce Perret tournés, bien sûr, avant le mois d'août.

788 000 spectateurs sont recensés dans ce mois de décembre.

Le public modeste et inquiet est avide d'avoir des images du front. Mais il n'y en a guère. Pour cela il faut attendre le début de 1915. D'ailleurs, il n'y a pas de soldats à Paris, sauf les premiers blessés sortant des hôpitaux et ceux affectés ''à l'arrière'' qui ne sont pas les derniers à exalter le patriotisme.

Le cinéma français a mis la clé sous la porte ! Pathé, Gaumont, Éclair, l'Éclipse, Le Film d'Art ont vu leurs cadres partir et sont désemparés. Il ne leur reste que les correspondants à l'étranger pour leur fournir des images.

À partir de mars 1915, les Allemands font pleuvoir sur Paris les obus tirés par leurs canons à longue portée et leurs avions (les Taube) bombardent au hasard ! Le 22, deux Zeppelins lâchent des bombes sur le 17ème arrondissement !

Tout est censuré ! Jusqu'à la déclaration de la guerre, la censure cinématographique n'existait pas en France (à l'inverse de l'Allemagne ou de l'Angleterre). Certes il y avait des usages et des tabous : le sexe, les prêtres, les prostituées et les municipalités avaient un droit d'interdiction. Mais sans aucune intervention de l'état. Exception : les films pornographiques qui étaient projetés dans les maisons closes, pouvaient être saisis et engendrer des poursuites à leurs auteurs et leurs diffuseurs... lorsque la police faisait du zèle pour une raison quelconque... (comme ceux jetés dans la seine en 1912... Un vrai film burlesque.)

La censure est donc installée en avril 1915 par le Ministère de la guerre. Le Bureau de la Presse, composé exclusivement de militaires, visionne les films et accorde ou non un visa. Il faut présenter du patriotisme évidemment, mais toutefois avec des limites : pas de plans de blessés ou de cadavres français qui pourraient traumatiser les spectateurs, aucune mention des numéros de régiments et d'images pouvant servir à localiser les troupes, pas de photos de matériel moderne (par exemple les premiers chars d'assaut).

Les uniformes allemands sont à proscrire car ils provoquent la fureur du public... Il faudra attendre 1918, les premiers replis des troupes allemandes et le regain de nationalisme pour que cela s'assouplisse !

Les productions de films, les tournages et les sorties en salles de nouveautés sont au point mort entre août 1914 et avril/mai 1915. Il y a bien quelques cinéastes qui continuent à tourner. La plupart de temps des films propagandistes. C'est le cas d'Henri Pouctal dont on connaît Dans la Rafale, Le Légionnaire, Monsieur Chasse, La Haine, L'Heure tragique, L'Alibi, Un Chouan, La Rose rouge, L'Infirmière ... d'Henri Fescourt avec Les Trois ombres, Peines d'amour, Maman, La Mariquita,...(les titres de films sont assez explicites quant à leur contenu).

Par exemple La Fille du Boche de Pouctal (2500 m) raconte l'histoire de la fille d'une mère française et d'un père marchand de mode allemand qui, nous sommes en 1870, espionne pour son pays d'origine. Lorsque la guerre éclate, elle apprend qu'en fait, elle n'est pas la fille du Boche mais d'un brave Français mort avant d'avoir pu officialiser la liaison avec sa mère. Lavée de tout déshonneur elle peut épouser son fiancé M. De Malleraye.

Louis Feuillade (réformé fin 1914 à cause d'une crise cardiaque) tourne Les Fiancés de 1914, Le Calvaire et la première série des Bout de Zan (René Poyen) : Bout de Zan pacifiste, Bout de Zan est patriote, Bout de Zan a la gale, Bout de Zan a le ver solitaire, etc. qui n'a pas d'autre ambition que d'amuser. Plus réaliste sera sa série La Vie drôle tournée à la même époque.

Mistinguett, qui est déjà très connue pour son activité au Music-Hall participe à l'effort de guerre en tournant dans Chignon d'Or de André Hugon et Louis Paglieri et en laissant ressortir La Valse renversante un court-métrage de Georges Monca avec Maurice Chevalier réalisé en 1912. Sa carrière cinématographique ne s'arrêtera pas là car elle tournera en tout 45 films.

Mais, comparée à celle d'avant-guerre, l'ensemble de cette production reste peu important. Il faut attendre octobre 1915 pour que le cinéma français retrouve un niveau convenable, même s'il reste encore inférieur à celui d'avant-guerre.

1 064 519 spectateurs sont recensés dans les cinémas parisiens.

En février 1915, Alexandre Millerand crée la première version de la Section Cinématographique de l'Armée : la SCA, composée des représentants de l'industrie cinématographique et du Ministère de la guerre.

Et Charlot fait la noce sur l'écran pour la première fois en France...

À partir du mois d'août, les principaux opérateurs des quatre grandes firmes de l'époque, Pathé, Gaumont, L'Éclair, L'Éclipse : Alfred Machin, Pierre Perrin, Georges Maurice ou Émile Pierre, mobilisés, sont affectés à ce service et commencent à tourner des ''bandes propagandistes'' (avec toutes les censures qu'on imagine mais en gardant cependant une véracité louable) destinées certes à l'arrière mais aussi aux soldats du front, bandes qui sont revendues aux distributeurs privés pour alimenter les programmes d'actualités.

Les femmes, sanglées dans le drapeau-symbole, coiffées du ''Grand Papillon noir'' sont des icônes patriotiques qui pleurent l'Alsace-Lorraine ! Dans Les Frontières du cœur (une adaptation du roman de Victor Margueritte produit par Le film national et réalisé par Dominique Bernard-Deschamps) on raconte l'histoire d'une Alsacienne qui épouse un médecin allemand en 1868. Ils ont un fils et lorsque la guerre éclate (celle de 1870) le père opte pour l'Allemagne alors que la mère préfère que son fils soit français. Elle abandonne son mari issu d'une race exécrée et c'est son fils qui, quarante ans plus tard en 1914, mènera son régiment à l'assaut des ennemis de toujours...

Pour les Français, l'Allemand n'est plus seulement le guerrier ennemi, il devient le représentant d'une ''race'' maudite et haïssable...

Grâce au SCA, les images de la guerre commencent à alimenter les programmes des salles. La production française retrouve des couleurs (celles du drapeau évidemment), mais a perdu son hégémonie mondiale au profit des Américains dont les films inondent le marché. Le soldat au front est lui aussi concerné par cette évolution puisque, dans les cantonnements, des projections lui sont réservées ! Bien sûr il voit les films pédagogiques et de propagande mais aussi ceux destinés à le distraire... et il commence à y en avoir pas mal !

Quelques-uns sont arrivés jusqu'à nous : La série Onésime de Jean Durand, qui datent généralement d'avant-guerre, celle des Rigadin (Charles Prince) mis en scène par Georges Monca : Le Roman de Rigadin, Le Cadeau de Rigadin, Rigadin aime la musique, etc (il doit en exister plus de 300 depuis 1911), celle de Max Linder dans Max : pédicure... décoré... Maître d'hôtel... et la doctoresse... et la main qui étreint... entre deux feux.... (Max Linder sera mobilisé, gazé, avant d'être réformé et de partir aux États Unis en 1916 engagé par la firme Essanay) et aussi celle de Séraphin (Charles Servoës) mis en scène par Émile Pierre ou Bout de Zan de Feuillade qui poursuit la série initiale remontant à 1913 (Bout de Zan veut s'engager)...

L'Italie, glissant dans la démesure, nous envoie La Destruction de Carthage produit par la firme Ambrosio.

La production française augmente continuellement et continuera sa progression jusqu'au début de l'année 1917 mais sans pouvoir rivaliser avec les productions désormais hollywoodiennes !

Plusieurs cinéastes réputés retrouvent l'inspiration et surtout le désir de créer des films qui participent à l'effort de guerre. Aller au cinéma devient un acte patriotique !

Le public des cinémas s'est diversifié et les nombreux ''Poilus'' blessés accompagnent les mobilisés de l'arrière et les civils réformés (ou trop vieux) :
« Pour ma part, je n'avais plus à me plaindre. J'étais même en train de m'affranchir par la médaille militaire que j'avais gagnée, la blessure et tout. En convalescence on me l'avait apportée la médaille, à l'hôpital même. Et le même jour, je m'en fus au théâtre, la montrer aux civils pendant les entractes. Grand effet. C'était une des premières médailles qu'on voyait dans Paris. Une affaire ! »
Louis Ferdinand Céline : Voyage au bout de la nuit.

La guerre est bien installée dans ses tranchées, les positions sont quasi-stables (belle époque d'avancées et de replis soi-disant stratégiques, avec leur lot de massacres et d'atrocités, comme la dernière nouveauté : l'emploi des gaz depuis le mois d'avril...) mais l'épuisement des hommes est visible. Il est devenu indispensable de rétablir une certaine équité entre les soldats du front et ceux de l'arrière, et de permettre aux premiers de bénéficier de permissions comme cela se pratiquait régulièrement pour les seconds.

L'injustice échauffe les esprits et les ''Poilus'' ont besoin de retrouver leurs foyers, leurs femmes, leurs enfants pour continuer d'exister. La loi Dalbiez, d'août 1915, offre cette opportunité et les permissions peuvent être accordées... à de multiples conditions dont la moindre n'était pas... la nécessité de la guerre ! Mais le droit est écrit et accorde aux soldats trois permissions dans l'année pour un total de 60 jours maximum.

À partir d'août donc, les permissionnaires commencent à circuler dans tout le pays (sauf au nord-est évidemment) et la plupart transitent par Paris qui est le premier nœud ferroviaire en France.

« On distribuait les permissions.
Cela se passait à Bus.
Nous faisions cercle devant le bureau du sergent-major.
Le capitaine Jacottet tirait les numéros dans un vieux chapeau pour ne pas faire des jalousies.
On distribuait enfin les permissions, les premières.
- Matricule 1529 !
- Présent !
- Tiens, voilà ta perme.
Je m'avançai. C'était moi le matricule 1529. J'avais de la veine. J'étais sorti le premier et ma perme était bonne pour un 14 juillet, un 14 juillet à Paris. »
Blaise Cendrars, La main Coupée, Denoël.

Mais il faut aussi penser au retour et Alain écrira un peu plus tard : « Huit jours de permission ? C'est comme un homme qui serait pendu 2 fois !»

Ils ont soif de deux choses ces permissionnaires : retrouver les leurs, femmes et enfants, ne serait-ce que pour quelques jours et aussi prendre un peu de bon temps durant les interminables heures d'attente dans les gares des villes traversées, Paris en premier lieu (il n'y a que le Chemin de fer pour transporter les milliers de soldats permissionnaires). Jusqu'à la fin de la guerre des trains spéciaux vont leur être réservés, des gares leurs seront dédiées (Vaires-sur-Marne avec ses 25 voies qui desservent un camp de permissionnaires comprenant un cinéma de 7000 places).

Paris est la ville de transit par excellence et le point de chute naturel pour ceux qui ne peuvent envisager un plus long voyage. Les lieux les plus fréquentés sont les cafés, les cinémas, les bordels et... les gares. Quatre millions de soldats seront ainsi accueillis à Paris entre 1915 et 1918.

Alain Jacques Bonnet

(Suite de l'article dans Cinéfil N° 38)