Le Cinéma se met à table

Acculé par la faim, Charlot, dans La Ruée vers l'or, sacrifie sa chaussure, la fait cuire puis la partage avec Big Jim. Chacun connaît la scène : la chaussure, par la magie du mime, devient poisson, les lacets spaghetti. Charlot est dans l'hallucination et tout son art consiste à proposer une réponse à l'adversité. Chaplin décline ici son obsession de la faim et de la misère. Cette séquence de Charlot mangeant sa chaussure construit une figure de la débrouille.

C'est par cette analyse d'une séquence mythique que Louis D'Orazio, à l'occasion des «Rendez-vous Cinefil» qui se tiennent à la Médiathèque François Mitterrand, ouvre son exploration des scènes de table dans le cinéma de fiction.

Rares sont les films de fiction, constate-t-il, dans lesquels ne figure pas une séquence de repas, sans parler des films-repas tels La Grande Bouffe ou Le Festin de Babette. Le repas est un moment très ritualisé dans le temps et dans l'espace : on le prépare, on place les convives selon des préséances, l'ordre des mets obéit à un code, la table est dressée, décorée. Il s'agit d'une mise en scène dont la séquence filmique apparaît comme une mise en abyme.

Comment filme-t-on une scène de repas : angle de vue, champ, contre-champ, hors-champ, ellipse ou continuité temporelle ? Quelles sont les valeurs symboliques des scènes de repas ? Comment renvoient-elles souvent à une scène fondatrice de notre culture qui est celle de la Cène interprétée par Léonard de Vinci ? Autant de points que Louis D'Orazio examine à travers des séquences judicieusement choisies : La Ruée vers l'or (1925, Charlie Chaplin), Le Rayon vert (1986, Eric Rohmer) et Fellini Roma (1972, Federico Fellini).

Enfin, à partir d'une sélection exhaustive des scènes de repas dans Le Vieil Homme et l'enfant (1966, Claude Berri), Louis D'Orazio fait le pari de lire toute l'évolution du statut du jeune Claude Langman, enfant juif protégé par ses parents puis caché, sous une identité catholique, chez Pépé, vieil antisémite pétainiste incarné par l'inoubliable Michel Simon. Les scènes de table se succèdent, tendres et cocasses, révélant le jeu des conflits familiaux et politiques dans la France de l'Occupation. Les deux dernières séquences construisent une image de la réconciliation : la famille se ressoude dans de joyeuses agapes, dans un élan vital; l'enfant, invité à trinquer comme un homme, accède au statut d'adulte.

L'ultime scène retenue qui montre Claude, crâne rasé, et Pépé mangeant ensemble, à la bougie, coiffés du chapeau noir, tels des Juifs dans leur Ghetto, consacre la complicité entre le vieil homme et l'enfant parachevant ainsi la figure de «l'antisémite au grand cœur» telle que la nécessité de Réconciliation Nationale pouvait la rêver en ces années soixante, période où l'on occulte la collaboration.

Ultime cadeau au public: deux derniers exemples empruntés à La Chevauchée Fantastique (1939, John Ford), et à Muriel ou le Temps d'un retour (1963, Alain Resnais).

Françoise Breillout