Le Prince Antonio Griffo Focas Flavio Angelo Ducas Comneno Porfirogenito Gagliardi De Curtis di Bisanzio (1898-1967) nous est certainement plus familier sous le nom de TOTÓ.

À l'origine était un paradoxe : celui de la noblesse et de la misère.

Totò naît et grandit à Naples, dans le populaire quartier Sanità. Sa mère est couturière, Son père naturel, marquis.

C'est en observant les gens autour de lui, en imitant leurs modes et leurs tics de manière caricaturale, qu'il construit son personnage aux multiples facettes. Parfois marionnette ou clown, capable de se contorsionner, de se transformer, voire de se transfigurer, parfois en créature surréelle telle que l'appréhende Federico Fellini : un personnage lunaire au charme presque inquiétant, Totò est fondamentalement celui que Vittorio Gassman perçoit dans toute sa solitude d'acteur, comme un homme serein et mélancolique qui ne vivait véritablement que sur scène.

Pendant 20 ans, Totò évolue sur les planches, d'abord à Naples puis à Rome. Il monte des avant-spectacles dans les salles de cinéma, joue dans des revues et des spectacles de variété. Ses acrobaties verbales, issues d'un énorme travail sur le langage, capables de déformations atteignant le grotesque, tout comme ses acrobaties physiques, en font un acteur unique. Son art est une véritable alchimie de récitation, improvisation, musique, mimique et gestuelle.

Au cinéma, il apporte la tradition du théâtre de rue et de la Commedia dell'Arte. Il vit le ''set'' comme la Commedia dell'Arte : il improvise en permanence.

Totò ne saura jamais combien il a légué à la postérité, combien il a marqué la mémoire collective italienne, par le biais de ses 114 films, qui sont passés régulièrement à la télévision après sa mort (en 1967). Il ne peut se douter du succès qu'il aura auprès du public, au moment où il écrit : « Je suis arrivé à l'âge où on fait le bilan ; je n'ai rien fait. J'aurais pu devenir un grand acteur, et pourtant, sur les cent et quelques films que j'ai tournés, il n'y en a pas plus de cinq de décents. Mais même si j'étais devenu un grand acteur, qu'est ce que cela aurait changé ? Nous autres acteurs nous ne sommes que des marchands de balivernes. Un menuisier vaut certainement bien mieux que nous: au moins la petite table qu'il façonne restera après lui ».

De fait, 90% des films tournés lui ont permis de figurer aux côtés de Peppino De Filippo et Aldo Fabrizi,

La portion congrue est celle qui l'inscrit, en tant qu'acteur - car parmi les plus grands comiques de son époque. jamais il ne fut réalisateur - dans la plus précieuse anthologie du cinéma italien aux côtés de Steno, Monicelli, Eduardo de Filippo, Vittorio De Sica et Pier Paolo Pasolini.

Dans chacun des films de cette portion congrue, et dans des formes à chaque fois différentes, Totò exprime sa magistrale capacité de récitation, où, sans recours à aucune grimace ni pitrerie, il fait vibrer par sa seule et monumentale humanité.

Celui dont Charlie Chaplin (aux dires de sa fille Géraldine) « était un peu jaloux » a persisté toute sa vie durant dans le doute et le souci ; le souci de ne pas être respecté, le souci de ne pas être reconnu. Cette question de la reconnaissance est le leitmotiv de sa vie.

Dans sa vie privée tout d'abord, Antonio est reconnu tardivement par son père, le marquis de Curtis, puis adopté par le marquis Francesco Maria Gagliardi. Il cumule alors les titres d'altesse impériale, comte palatin, chevalier du Saint-Empire romain, exarque de Ravenne, duc de Macédoine et d'Illyrie, prince de Constantinople, de Cilicie, de Thessalie, du Pont, de Moldavie, de Dardanie, du Péloponnèse, comte de Chypre et d'Épire, comte et duc de Drivasto et de Durazzo.

Dans sa vie professionnelle, la reconnaissance de la critique arrive tardivement, autour du Totò humain de la portion congrue de son curriculum. Cette même critique fut toutefois fort sévère avec le Totò « vulgaire », celui qui faisait rire le peuple.

Tiraillé entre misère et noblesse, Totò déclare : «La pauvreté est le script de la vraie comédie. On ne peut pas faire rire si on ne connait pas bien la douleur, la faim, le froid, l'amour sans espoir, le désespoir de la solitude de certaines chambres sordides au sortir des petits théâtres de province ; et la honte des pantalons rapiécés, l'envie d'un café au lait. [...] En bref, on ne peut pas être un vrai comique sans avoir fait la guerre avec la vie ».

Antonio de Curtis fut en réalité un homme courtois, mélancolique, sentimental, en quelque sorte un funambule suspendu hors du temps, un poète troubadour en adoration devant la Femme comme devant une icône byzantine.

Rien d'inopiné, à bien y penser : ces madones ont ponctué chacun des quartiers napolitains et byzantins de son patrimoine génétique.

Pour conclure ce modeste hommage, quel poème de sa création peut, mieux que « Le niveau », restituer les deux personnages de Commedia qui coexistent en Totò ?

LE NIVEAU

Chaque année, le deux novembre, la tradition
Est d'aller au cimetière pour les morts
Chacun doit la faire cette dévotion
Chacun doit avoir cette pensée en son for.

Chaque année, précisément ce jour-là
À cette célébration bien morne,
Je me rends, moi aussi et de fleurs orne
La stèle en marbre de tante Vincenza.

Cette année, il m'est arrivé une aventure...
Après avoir rendu le triste hommage.
Sainte Vierge, quelle frayeur ! Je vous jure !
J'ai fait preuve de bien du courage.

Écoutez bien l'histoire que voici :
Alors qu'approchait l'heure de la fermeture
Je me dirigeai calmement vers la sortie
Jetant un coup d'œil à quelques sépultures.

'' Noble marquis repose ici en paix
Seigneur de Rovigo et de Belluno
De mille entreprises valeureux héros
Le 11 mai 1931 décédé ''.

Le blason couronné, au sommet...
Une croix lumineuse en son pied
Trois bouquets de roses, une inscription,
Des bougies, des cierges et six lumignons.

Tout à côté de la tombe de ce seigneur,
Était une tombe toute petite, ma foi,
Abandonnée, sans même une fleur,
Avec pour tout insigne, une petite croix.

Et sur cette croix on lisait avec peine :
" Esposito Gennaro - balayeur "
À la regarder, me venait une telle peine
Pour ce mort sans même une lueur !

C'est la vie ! Me dis-je méditatif...
Avec ses nantis et ses chétifs !
Ce pauvre hère, est-ce qu'il s'attendait
À rester gueux une fois trépassé ?

Telle était l'état de ma gamberge
Alors qu'il était presque minuit déjà
Et je restai prisonnier là,
Mort de peur face aux cierges.

Tout à coup, au loin, que vois-je de mes yeux ?
Deux ombres venant dans ma direction ...
Tout cela me paraît bien ténébreux
Suis-je éveillé, endormi ou est-ce mon imagination ?

Aucune invention ; c'était le marquis
De monocle, chapeau melon et redingote tout paré
Et l'autre, mal fagoté, avec lui,
Tout sale, avec, à la main, un balai

Celui-là, c'est Gennaro pour sûr
Le malheureux défunt, le balayeur
Moi, je n'y vois pas clair à cette aventure
Sont-ils morts ou rentrent-ils à cette heure ?

Ils se tenaient à deux pas de moi
Lorsque le marquis brusquement s'arrêta,
Et d'un ton tout à fait bonhomme
Dit à Gennaro : « Jeune homme !

De vous, je voudrais savoir, vile charogne
Avec quelle audace vous avez osé
Vous faire ensevelir, pour ma grande vergogne
À côté de moi, qui suis blasonné !

La caste est chaste, et doit être respectée
Mais vous avez perdu toute raison et mesure
Votre dépouille devait être inhumée,
Oui bien sûr, mais au beau milieu des ordures !

Je ne puis supporter davantage
Votre puant voisinage
Il faut donc que vous cherchiez un trou
Parmi les vôtres, parmi les gens comme vous ».

- « Ce n'est pas ma faute, Monsieur le marquis,
Je ne vous aurais jamais fait ce tort ;
C'est ma femme qui a commis cette idiotie
Qu'est-ce que je pouvais faire puisque j'étais mort ?

Si j'étais vivant, je vous ferais plaisir,
Je prendrais ma boîte et ses quatre ossements
Et là, comme je vous le dis en ce moment
Dans une autre fosse j'irais déguerpir ».

- « Et bien qu'attends-tu, mal élevé
Qu'explose mon impatience ?
Si je n'avais pas été titré,
J'aurais déjà cédé à la violence ! »

- « Fais-moi voir, cède donc à cette violence ...
Pour dire la vérité, marquis, j'en ai assez
D'être là à t'écouter, si je perds patience,
J'oublie que je suis mort et je viens te rosser!

Mais pour qui tu te prends... pour un dieu ?
Tu veux comprendre qu'ici on est tous égaux?
Mort tu es et mort je suis, pardieu
Comme à la naissance, tous ex aequo ».

- « Comment te permets-tu, malappris
De te comparer à moi qui suis de dynastie
Illustre, noblissime et fieffée
Au point de faire envie aux têtes couronnées ? »

- « Mais, par tous les saints !
Tu veux bien te mettre dans le cerveau
Que tu divagues, la mort, à la fin
Tu sais ce que c'est ? C'est un niveau !

Tout roi, grand homme ou magistrat
Passée cette limite-là a compris
Qu'il a tout perdu : la vie et le nom aussi
Tu n'as pas encore réalisé tout ça ?

Alors, écoute-moi bien ... ne fais pas le retors
Supporte-moi près de toi, ce n'est pas important
Ces comédies-là, seuls se les jouent les vivants
Nous, on est des gens sérieux, on appartient à la mort ».

Rédaction article et traduction poème : Hélène Eftimakis