De septembre à décembre 1915 !
C'est à ce moment que les soldats du front vont devenir les ''Poilus'' non parce qu'ils ne se rasent pas (rasage obligatoire à cause des masques à gaz) mais parce qu'ils sont poilus, c'est-à-dire, forts, virils et courageux dans le vocabulaire de la langue verte.
Quant aux chefs de gare, ils ont un rôle important aux yeux de l'autorité militaire. C'est eux qui, protégés par les gendarmes, sont chargés de contrôler la validité des permissions. Autant dire qu'ils sont très moyennement appréciés par les soldats (La chanson ''Il est cocu le chef de gare'' exprime gentiment ce ressentiment). À partir de 1917, cela entraîna même quelques conflits entre permissionnaires, personnel du chemin de fer et ... voyageurs ordinaires...
Les canons allemands et les Zeppelins sont toujours en exercice ! Mais, avec ces arrivées massives de soldats, donc de nouveaux ''clients'' Paris retrouve une certaine gaieté, Paris est délicieux ! ''Pourvu qu'ils tiennent ! » Dit-on entre soldats. Les Poilus dans les tranchées ? Non ceux de l'arrière !
Évidemment la prostitution connaît une belle prospérité !
Des agents spéciaux suivent les propos tenus dans les lieux publics et bien sûr les cinémas. Les réactions du public aux films patriotiques intéressent beaucoup le gouvernement. Ils notent que les salles de cinématographe sont très fréquentées, certaines d'entre elles faisant salle comble les samedis et dimanches. Les films comiques semblent être les préférés du public (en douterait-on ?).
À partir de septembre 1915, donc, le cinéma reprend des forces et les films redeviennent abondants sur le marché.
L'Éclair rouvre d'ailleurs ses usines d'Épinay et sort immédiatement : Premier amour, La Femme de César, Les filles au pays de France, tous films répondant bien sûr aux critères patriotiques auxquels nul ne songerait à se soustraire.
En 1916, cette nouvelle vague de films propagandistes vient de chez tous les producteurs, que ce soit L'Éclair, Pathé, Gaumont, Le Film d'Art, l'Édition Française, Le film National, Aubert et inondent les salles parisiennes en premier lieu puis l'ensemble du territoire national. À Paris, on peut voir au Colisée Le Passeur de l'Yser de M. Honoré, à l'Omnia-Pathé Petits soldats de plomb de Pierre Bressol ou au Gaumont-Palace Mort au champ d'honneur, Une page de gloire, L'Angélus de la victoire, Les Poilus de la revanche, de Léonce Perret mais aussi Alsace (avec Réjane), ou Dette de haine du très patriote Henri Pouctal, Le Trophée du zouave de Gaston Revel. Le plus souvent, à la fin de la projection, l'orchestre interprète la Marseillaise qui est reprise à l'unisson par les spectateurs.
Les scenarii sont fidèles au principe du mélodrame patriotique et n'évoluent guère à ce niveau. Par contre, au plan de la forme, l'utilisation de caméras multiples et mobiles, la maîtrise du montage, les découpages dynamiques, toutes ces nouvelles techniques apportées par les films américains qui sont de si grands succès populaires, font écoles et sont copiées par les cinéastes français.
On n'oublie pas pour autant la pure distraction ; il faut voir Protea et L'Affaire d'Orcival de Gérard Bourgeois, roi des toiles peintes et des aventures policières, En famille de Georges Monca, les nouveaux épisodes de Fantômas de Feuillade (les premiers datent de 1913), l'Aiglon d'Émile Chautard, La Reine Margot d'Henri Desfontaines, La Femme nue (Lolette) de Léonce Perret d'après le dramaturge Henri Bataille, etc.
L'invention et la recherche ne sont pas absentes : La Folie du docteur Tube d'Abel Gance en reste un très bon exemple, bien que, en cette année 1915, le film n'attire guère un public avide de bien autre chose !
Les Italiens (L'Honneur de mourir pour la patrie, ou Maître d'école alsacien de la firme Ambrosio), les Belges (Le Petit héros belge de Harry Geyskens), les Anglais (Services secrets : l'espionnage allemand en Angleterre ) et même les Russes (Pour la défense du sol sacré) ne sont pas absents de ce processus propagandiste.
Tous ces films ont un métrage inférieur à 1000m et aucun ne connaît un grand succès.
Et puis, les voilà, les fameux films américains qui sont importés et colonisent les écrans depuis que Jacques Haïk a crée, au début de l'année 1914, une agence de représentation de la firme Western Import Co qui distribue les productions Keystone.
Mack Sennett assorti de Mabel Norman et Roscoe Arbuckle font Français avant qu'apparaissent les films d'un petit bonhomme frisé, qu'il baptise Charlot, (comme il avait déjà baptisé William Hart du nom de Rio Jim.) et qui sont projetés partout à Paris après les ''premières'' au Colisée et au Max Linder. Chaplin, non, Charlot, c'est le ''bidonnage'' du Poilu d'autant que ses films sont aussi projetés dans les cantonnements grâce au Cinéma aux Armées ! On y voit Les Mésaventures de Charlot, Charlot garçon de café, Le Maillet de Charlot, Charlot et le somnambule, Charlot pensionnaire, Le vagabond, etc, etc, et cela durera jusqu'au années 20.
« C'est Apollinaire qui m'a emmené voir Charlot pendant une permission du front. On était d'avis que tout se passait ''là-haut'', que la vie était ramassée dans ''les lignes'', que l'arrière c'était l'emmerdement de la mort. Apollinaire m'a dit : « Il y a tout de même quelque chose. Viens voir ! » J'ai vu Charlot : incontestablement c'était quelque chose puisqu'il tenait le coup devant l'énorme spectacle que je venais de quitter pour sept jours. Ce ''petit bonhomme'' qui a réussi à ne plus être un ''petit bonhomme'' mais une espèce d'objet vivant, sec, mobile, blanc et noir, c'était nouveau ! » : écrit Fernand Léger...
Ou encore Blaise Cendrars « Charlot est né au front. Jamais je n'oublierai la première fois que j'ai entendu parler de lui. C'était au Bois de la Vache par une soirée d'automne pluvieuse et détrempée. Nous pataugions dans la boue dans un entonnoir de mine qui se remplissait d'eau quand Garnier vint nous rejoindre, retour de permission... Il radinait tout droit de Paris. Toute la nuit il ne nous parla que de Charlot.
Qui ça, Charlot ? Garnier était plein comme une bourrique. Je crus que Charlot était une espèce de frangin à lui et il nous fit bien rigoler avec ses histoires. A partir de ce soir-là et de huit à quinze jours, chaque fournée de permissionnaires nous ramenait de nouvelles histoires de Charlot. Tout le front ne parlait que de Charlot.
J'en restais rêveur. J'aurais voulu connaître ce nouveau Poilu qui faisait gondoler le front.
Charlot, Charlot, Charlot, dans toutes les cagnas et, la nuit l'on entendait rire jusqu'au fond des sapes.
À gauche et à droite et toute la ligne des Poilus derrière nous, on se trémoussait. Charlot, Charlot, Charlot.
Un jour, ce fut enfin mon tour de partir en perme. J'arrivai à Paris. Quelle émotion en sortant de la gare du Nord ; en sentant le bon pavé de bois sous mes godillots et en voyant pour la première fois depuis le début de la guerre des maisons pas trop chahutées. Après avoir salué la Tour Eiffel, je me précipitai dans un cinéma de la place Pigalle.
Je vis Charlot... Charlot ! Quelle bosse je me suis payée !
- Hé soldat !On ne rit pas comme ça. C'est la guerre ! me dit un monsieur de l'arrière.
Merde! Je viens voir Charlot.
Il ne pouvait pas comprendre. Je riais aux larmes »
(Chroniques du Jour, numéro spécial consacré à Charlot, décembre 1926. Texte repris dans Trop, c'est trop Edition Denoël 1957).
« Charlot nous venge de tous les coups de pied que nous n'avons pas donnés dans le derrière du prochain » écrira plus tard Enrico Piceni dans Le Rouge et le noir, Cinéma, en 1928.
Dès 1914, Les États-Unis ont commencé à réaliser des films mettant en scène les combattants des tranchées. La plupart sont tournés avec de gros moyens et assez violents dans l'ensemble contrairement aux français et ils envahissent les écrans parisiens... ils sont souvent censurés (en partie du moins). L'Invasion des États-Unis (de J.M. Stuert Blackton et A.E. Smith), bien que se déroulant sur le territoire des USA, reconstitue les méthodes de combats de la guerre en Europe et en reprend les moyens. Civilisation de Thomas Ince, Reginald Barker et Raymond B. West, tourné sur 1914/1915, est une autre très grosse production, résolument pacifique car partisan de la non-intervention des États-Unis. Il ne sortira en France qu'en 1917, censuré de plus de 800 m de pellicule, pour ne recevoir d'ailleurs qu'un accueil mitigé.
Il y a aussi les premiers ''serials'' venus d'outre-atlantique, avec leurs épisodes qui se suivent, passionnent les spectateurs avides d'évasion et fidélisent leur clientèle (y compris les femmes, qui désormais recrutées pour travailler dans les usines d'armement fin 1915, touchent un petit salaire et ne dépendent plus d'un homme... par obligation absent. Elles seront 400 000 en 1917 !)
Le premier ''serial ''américain qui sort sur les écrans : Les Aventures de Kathlyn, filmé par F.J. Grandon avec Kathlyn Williams, narre les malheurs de cette pauvre enfant qui est successivement poursuivie par un buffle furieux, liée à un arbre pour servir d'appât à des tigres, attachée à un bûcher en flammes, contrainte de traverser une rivière infestée de crocodiles, et soumise à de multiples autres périls.
Mais c'est Pearl White qui est la plus représentative des héroïnes malmenées (mais toujours chanceuses) dans Les Mystères de New York de Louis Gasnier et Donald MacKenzie, qui fournissent vingt épisodes au Cirque d'Hiver et attirent de plus en plus de spectateurs semaine après semaine.
(Devant ce succès, les séries tournées antérieurement, en 1912 et 1913, avec la même actrice Pearl White : Les Exploits d'Elaine, Les Nouveaux exploits d'Elaine et La Romance d'Elaine, qui n'avaient pas été exploités en France, font l'objet de reprises.
Sortent également au Gobelins Pathé Le Masque aux dents blanches de J. Edward José, en 16 épisodes, ainsi que La Reine s'ennuie de George B. Seitz, encore avec Pearl White sacrée définitivement ''Reine du Serial''.
Ne pas oublier Ruth Roland qui sera pourchassée dans les quatorze épisodes de Le Cercle rouge mis en scène par Sherwood MacDonald.
Mais c'est tout de même les Français qui ont inventé le genre bien avant la guerre. Ils ne sont pas en reste et Louis Feuillade présente au Gaumont Palace Les Vampires avec Édouard Mathé et Musidora pendant dix épisodes à partir du mois de novembre !
En décembre un film américain marque particulièrement les esprits, ceux des spectateurs populaires mais aussi ceux des ''intellectuels'' souvent méprisants envers le cinéma : Forfaiture de Cecil B. DeMille avec Sessue Hayakawa et Fannie Ward qui passe dans quatre salles : l'Omnium Pathé, le Sélect, le Demours- Palace, le Rochechouart. Ce film dont l'orientalisme un peu xénophobe et le léger brin de sadisme surprend les spectateurs baignant jusqu'alors dans un puritanisme farouche. Il ne cessera pas d'être une référence pour les cinéastes français, et ce bien après la guerre.
D'Italie vient l'un des plus gros succès de cette année : Cabiria de Piero Fosco (en réalité Giovanni Pastrone) d'une durée initiale de quatre heures, qui séduit par l'ampleur de sa mise en scène et ses innovations techniques (le travelling sur rail par exemple). Le théâtre du Vaudeville va accueillir cette super-production pendant quatre mois consécutifs dans une version réduite à trois heures !
Alain Jacques Bonnet
(Suite de l'article dans Cinéfil N° 39)