Lorsque Buñuel arrive au Mexique, il est à la recherche d’un travail rémunéré, même si sa mère est encore en mesure de lui apporter son aide. Sans doute veut-il aussi se poser, s’établir dans une situation stable qui lui permette de travailler dans une activité qui lui convienne en s’assurant de la pérennité de celle-ci.

Après le tournage de Gran Casino, film purement alimentaire qui n’offre pratiquement aucun intérêt, il attend trois ans avant de tourner El Gran Calavera (Le grand noceur) qui, s’il ne révolutionne pas le cinéma et n’apporte rien à la thématique ‘’buñuellienne’’, lui permet de pénétrer le système cinématographique mexicain et de s’établir comme un véritable metteur en scène.

Le film, tourné en quinze jours et adapté d’une pièce de théâtre, est une sorte de conte, une guignolade dérisoire, alimentée par un humour distancié qui utilise le quiproquo et le grossissement des traits. Mais peu importe, à vrai dire, puisque son relatif succès lui ouvre la porte des studios de Mexico. Autre élément d’importance, il marque le début de sa collaboration avec Luis Alcoriza, scénariste avec lequel il tournera dix films.

À partir de 1949, Buñuel tournera sans arrêt, ce jusqu’en 1955, souvent plusieurs films par an, pour le compte de la société Ultramar Films en premier lieu puis des  différentes maisons de production d’Oscar Dancigers (International Cinematografica, Nacional Film…).

Il faut aussi replacer les choses dans leur contexte historique. Buñuel est arrivé au Mexique à un moment propice coïncidant avec un renouveau du cinéma mexicain qui, au lendemain de la guerre, connu une période de prospérité liée à la modification des modes de diffusion des films réalisés aux États-Unis. En effet, les grandes firmes de distribution US (qui étaient aussi les émanations des grands studios) étaient alors attirées par les nouveaux territoires conquis à l’ennemi, c’est-à-dire l’Europe et l’Asie. Dès lors, les marchés de l’Amérique Centrale et de l’Amérique du sud devinrent secondaires à leurs yeux ce qui permit à quelques cinématographies d’état d’augmenter leurs productions. Ce fut  le cas du Mexique (mais aussi de l’Argentine et du Brésil) qui, avec l’aide des  syndicats devenus très puissants, allait alimenter, en premier lieu ses propres salles, mais également beaucoup d’autres pays de l’Amérique latine (les ‘’Charros’’ : films folkloriques, constituaient la plus grosse part des exportations).

Ce cinéma destiné à une consommation essentiellement populaire présentait des caractéristiques assez proches de celles existant dans le cinéma espagnol traditionnel avant qu’il ne soit édulcoré par la dictature franquiste ou dans le cinéma mélodramatique d’avant-guerre des autres pays européens, avec, bien entendu des  éléments propres à la mentalité particulière du pays.

Ces caractères se retrouvent dans des films comme Double destinée de Roberto Gavaldon – 1946, Femmes interdites d’Alberto Gout – 1951, La Red d’Emilio  Fernandez - 1953, prototypes du mélodrame mexicain, qui utilisent des ressorts dramatiques basés sur la frustration sexuelle, la virginité féminine et le tabou de l’inceste, tout cela soumis au poids terrible du catholicisme. Dans ce genre d’histoires, hors le mariage la prostitution constitue le seul et unique refuge des jeunes mexicaines abandonnées.  L’homme est puissant, brutal, machiste, mais porteur des valeurs morales et de l’ordre établi. Le symbolisme des personnages, l’exposition inéluctable des mêmes périls moraux (et physiques), en constituent les repères constants comme dans un conte pour enfants qui répète à l’infini les mêmes codes narratifs.

Il ne faut pas omettre d’intégrer dans cette analyse sommaire, le phénomène cathartique qui est engendré par l’inversion commerciale des codes moraux, et qui entraîne, bien sur, l’attirance perverse des spectateurs envers les déviations de la morale, la luxure, le plaisir, le voyeurisme, ceci avec une parfaite hypocrisie qui, elle, n’a rien de spécifiquement mexicaine.

Par contre, on relève un trait de caractère commun au conquérant espagnol et à l’Indien conquis, celui qui exalte un certain goût de l’horrible, un sens de la cruauté, la recherche des aspects extrêmes de l’homme, qui se retrouve tout autant dans l’art  espagnol (Goya, Ribera) que dans l’imaginaire mexicain (les rituels de mort, les squelettes, le bestiaire).

Si on ajoute à ces similitudes de penchants, un attrait commun pour les armes et les festivités plus ou moins alcoolisés, on comprend très bien pourquoi Buñuel retrouvait  au Mexique une culture traditionnelle complice de son propre tempérament ibérique (à ce sujet se reporter à ses mémoires). C’est d’ailleurs lui-même qui souligne les rapports entre l’homme et la femme dans le Mexique traditionnel : « …L’attitude ‘’virile’’ (du Mexicain) et par voie de conséquence la situation de la femme au Mexique, ont une origine espagnole qu’il ne sert à rien de dissimuler. Le ‘’Machismo’’ procède d’un sentiment très fort et très vaniteux de sa dignité d’homme. Il est extrêmement chatouilleux, susceptible, et rien n’est plus dangereux qu’un Mexicain qui vous regarde calmement et qui vous dit d’une voix douce  : Me està usted ofendiendo (Vous êtes en train de m’offenser.) » 

C’est dans ce contexte que vont naître quelques-unes unes des œuvres les plus attachantes du cinéaste.

Alain Jacques Bonnet