Qu'est-ce qui pousse des héros cinématographiques à cuisiner leurs chaussures pour les déguster ? Cet article analyse deux séquences où cette manie et ce travers sont mis en valeur, la première dans La Ruée vers l'Or de Charlie Chaplin et l'autre dans The Party de Blake Edwards.

La ruée vers l'or 1925

La ruée vers l'or, film réalisé par Charlie Chaplin, sort en 1925, dans un contexte économique favorable et prospère, encore relativement loin du Krach boursier, où le discours libéral clame « une poule dans chaque pot et une voiture dans chaque garage ». Pourtant, c'est dans un refuge de trappeur où règnent le froid et la famine que Charlot prépare, le jour de "Thanks Giving ", un pot au feu de circonstance pour lui et son compagnon d'infortune.

Au théâtre

La cabane en panneaux disjoints qui abrite ce couple disparate, est le prototype même d'une remise de jardin faite pour le citadin rêveur de tubercules et de salades. Aucun trappeur même le plus inexpérimenté n'aurait construit une "bâtisse " de la sorte tant elle est inadaptée aux intempéries et propice à laisser passer tous les blizzards et bises les plus glacés. Frontalement, elle exhibe sa cavité de planches, telle une cabane de souffleur démesurée posée sur la scène d'un théâtre. Tous les acteurs et objets concourent à cette théâtralité : la neige très marquée au coin des fenêtres, comme des touffes de coton lumineuses dans ce sombre intérieur, le poêle massif donnant la réplique au pauvre mobilier de bois, le compagnon patibulaire en habit d'ours mal léché opposé au frac et aux manières de Charlot. Dans ce décor baroquement sobre, Chaplin oppose le faste d'un met, jamais pensé, jamais humé, jamais goûté, "le brodequin sauce chapline".

Un pied dans le plat

Charlot teste avec les dents de sa fourchette la juste cuisson du fricot, mais l'impatience et la faim grandissante du compère lui font tendre son assiette. Dans l'intervalle des deux plans, Charlot reçoit un autre type d'assiette, plus grande, plus vaste, plus ovale, tour de passe-passe pour que le grand plat blanc reçoive et magnifie la chaussure noire cuite "al dente ". Magique aussi le cylindrique faitout, à l'allure d'un haut de forme d'où Chaplin extirpe non pas un longiligne lapin blanc mais un croquenot fumant, qui, par cet "effet spécial" exhibe ses origines surnaturelles. Cette fausse séquence de prestidigitation ajoute une touche de quasi-miracle, un décalage nécessaire de la scène, pour faire entrer dans cette baraque "trappiste" un office moins culinaire et plus religieux.

Saint Jean et Salomé

Placée au centre de la grande assiette, la chaussure noire s'auréole d'un pourtour blanc et fait glisser confusément la scène d'un quotidien trappeur vers une représentation plus solennelle et sacrée. Elle métamorphose Charlot, en ce jour d'actions de grâces, en Salomé offrant la tête de saint Jean à Hérode et dans le même instant, en saint Jean prêtre-magicien-cuisinier, qui avec l'eau de sa louche, baptise son croquenot "Dinde" devant les yeux ébahis de son primitif et incrédule complice. Face au chaudron, Charlot déploie deux modes de baptême, une fois par immersion complète dans la marmite et une autre fois par aspersion, à la louche. Cette insistance souligne l'acte et convertit le croquenot en un met fumant. Le déroulement des photogrammes remplace la sonorité des mots du baptême et articule image par image la phrase rituelle, opératrice de la métamorphose et de la nouvelle naissance. L'apparence de l'objet reste identique mais sous cette similitude trompeuse, le cuir s'est transmué. Le godillot est viande. « Moi je vous immerge dans l'eau pour la conversion ; celui qui vient derrière moi est plus fort que moi, je ne suis pas digne de porter ses chaussures » (1) dit Jean Baptiste. Charlot pourrait compléter en formulant : je peux les cuire car j'ai faim de poésie et celui qui est derrière c'est moi puisque je suis la pellicule-cinéma, derrière je suis et devant tout à la fois.

Un plan montre le boitillement de Charlot, comme si maintenant une partie de lui-même était absente, soulignant dans cet acte culinaire qu'un véritable mystère est à l'œuvre. Il s'agit d'une Cène, celle d'une transsubstantiation nouvelle qui du godillot se fait chair. Mais pour que l'opération se réalise il faut croire au pouvoir de l'imagination et à la force des images. Pour se nourrir, il faut poétiser le monde car dans le monde du cinéma tout est possible, telle est la leçon de Charlot à son sombre conjoint. Cette difficulté à se laisser ravir, à se laisser emporter dans « le vertige de l'hyperbole » (2) est la source des désagréments gustatifs du compère trop terre-à-terre qui mâchouille sans esprit le cuir. Confrontation de deux attitudes où l'enchantement du réel par l'inventif Chaplin ouvre les voies à un univers gourmet et gourmand où il prend, à travers sa chaussure, son pied. Jeux de mots et de formes entre pieds et souliers que René Magritte synthétisera en peinture en 1935, sous le titre « Le modèle rouge ».

Repas complet

La forme de la chaussure, sa matière, son aspect ramassé, la place le plus souvent du côté des viandes récalcitrantes qualifiées de semelles. Affûter les couteaux, ouvrir, partager, c'est maintenant le travail du chef-cuisinier Charlot, qui répartit les morceaux suivant les convives.

L'adresse et la connaissance intime du produit dans ses possibilités métamorphiques autorisent des découpes improvisées et savantes, de composer au fil des ouvertures pratiquées par le couteau, une multitude de choix qui varient : poisson vorace la gueule ouverte, gibier, volatiles aux diverses carcasses, pâté en croûte, crêpes à la mollesse flottante, sans oublier l'accompagnement fourni par les lacets, devenus d'interminables spaghettis. Du bout de ses couteaux, Chaplin orchestre un ballet merveilleux qui dans sa frontalité même nous renvoie là encore aux numéros forains du prestidigitateur. De cet unique objet en cuir, la chaussure, Charlot réussit à présenter, pendant le temps de la découpe, le déroulé d'un menu complet avec poisson, viande, garniture et dessert. Un festin visuel à dévorer des yeux.

Dans cette répartition des morceaux, certains paraissent plus appétissants que d'autres, les pièces de choix. Cela donne lieu à un changement d'assiette du compagnon trappeur qui n'a pas encore compris, que dans ce genre de cuisine, le pouvoir des rêves donne tout le sel au plat. Charlot reprécise cette façon d'être, enfonce le clou, et lui montre que les longues pointes qui encadrent la semelle sont les os d'une succulente volaille. II propose, en gage d'amitié, d'en briser avec lui, le bréchet. La pointe tendue du bout de l'auriculaire esquisse le début d'un mini duel. Ce geste de partage est plutôt le ferraillage de deux visions du monde qui désarme la brute et devient l'estocade finale de Charlot, sa botte secrète.

Une pointe d'imagination

Pour savourer le plat, nul n'est besoin de fourchettes et de couteaux, les mains, sont les seuls instruments. Elles renforcent, dans leur façon d'accompagner la mâchoire pour extirper un morceau, la description des différents états de la chaussure, molle, élastique, croquante, à point, ce qui redonne le poids des choses et ancre un peu de réel dans cette scène extravagante. Montrer aussi que cette matière n'est pas très éloignée de la pellicule, détentrice et source de toutes les plus folles images et qu'il faut donc, pour réinventer le monde, en ingurgiter une grande quantité.

Hallucinations, digne dindon

Manger des chaussures pour des êtres simples n'est pas sans danger, des effets secondaires sont prévisibles. Ils affectent le comportement. Après s'être rassasié de la chaplinienne préparation, la brute s'assoupit dans un demi-sommeil, état -semi comateux qui lui donne des visions dues à l'évaporation de sa raison. Charlot se transforme en poulet géant ou, puisque c'est le jour, en dinde. Dans ce cas précis, tout porte à penser que l'absorption de chaussures même à dose limitée produit des troubles visuels et que la cavité de certains brodequins recèle une culture de champignons fortement hallucinogènes. Malgré lui, Big Jim se trouve transporté dans une féerie. Dépassé par ce saut dans l'irrationnel, le brigand poursuit le Poulet-Chaplin ne pouvant penser qu'il existe d'immatérielles images. Serait-ce lui le dindon de la farce ? Ou les deux à la fois ? La naïveté de ce brigand bien sympathique, qui croit ce qu'il voit, constitue un possible portrait du spectateur séduit par les mirages cinématographiques, affirmant un état d'enfance indispensable pour pouvoir les vivre.

D'un volatile l'autre

Trente minutes de film plus loin, Chaplin reprend la relation nourriture / chaussure mais cette fois à l'envers. En effet, dans la séquence dite "des petits pains" la chaussure ne suggère plus des voyages vers des contrées alimentaires mais le contraire ; les petits pains deviennent chaussons de danse. Un ballet tout en pointes, porté par une paire de fourchettes élancées, s'improvise sous les yeux admiratifs de superbes jeunes filles. Le principe, pour déployer les objets dans l'imaginaire, reste le même que dans la première séquence : équivalences formelles, chorégraphie de l'officiant, effets de mains, tour de passe-passe, métamorphose. Mais dans cette scène, tout est retourné comme un gant : les élégantes demoiselles remplacent la brute épaisse, la danse classique sur un accompagnement musical de Tchaïkovski se substitue au pas pataud d'un claudiquant dindon. À travers cette ballerinade boulangère, Charlot fait la démonstration que menu et menuet sont intimement liés à une petite musique intérieure, évocatrice de folles images, une façon de glisser sur le lac des signes.

À contre pied

Si Van Gogh a su à travers son tableau "La paire de souliers" (1886) nous transmettre, nous dit Heidegger, « ce qu'est en vérité une paire de souliers » (3) et d'insister par cet exemple sur l'avènement de la vérité par l'œuvre d'art, Charlot, lui, se situe très loin de cette analyse.

II est aux antipodes, il marche sur la tête. Dans son film, il nous donne à penser tout ce qui "n'est pas" une paire de souliers, il nous libère « du produit, de l'être, de l'étant et de la commune présence des choses » (4) heideggeriens, pour nous emmener vers un impensé de l'objet. Nous naviguons par ses images vers des "terra incognata", vers des essences de l'ordre du fumet et non de celles d'une "vérité" des origines exhalée par l'art. Charlie Chaplin déploie des vérités inattendues et insoupçonnées de l'objet. En enlevant les lunettes d'Heidegger et en prenant celles de Charlot pour regarder la toile de Van Gogh, nous pouvons abandonner l'interprétation d'Heidegger qui évoque « l'appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d'elle-même dans l'aride jachère du champ hivernal » (5), pour faire apparaître rôtis et volailles dans une vision festive et joyeuse d'un présent enneigé. Charlot a fait de son godillot un "paquebot", point de départ à une croisière de rêves.

Dadaisme, Chapelinisme, Surréalisme

Loué par les avant-gardes de Dada au Surréalisme, faisant même l'ouverture du film "le ballet mécanique" de Fernand Léger, le personnage de Charlot représente tout à la fois la magie du cinéma, l'invention d'un style d'une précision quasi-mathématique et la force rebelle de la poésie capable de libérer êtres et choses de la gangue des habitudes. Le burlesque, l'humour surtout noir, éléments moteurs de cette révolution sont revendiqués par André Breton dans le manifeste du surréalisme pour atteindre la "beauté convulsive" seule médication possible à la tristesse ambiante. Ce n'est donc qu'un hasard objectif si d'autres artistes vont chausser la chapeline fantaisie. Meret Oppenheim, en ficelant sur un plateau une paire de talons aiguilles, façon gigot, "Ma gouvernante" (1936) affirme avec une pointe d'ail érotique, le cuissot galbé de ces objets. Dali confectionne en 1937 avec la styliste Elsa Schiaparelli un chapeau-chaussure pour nous mettre la tête à l'envers et nous faire travailler du chapeau d'arrache-pied. Charlot a bien un pas d'avance.

(1) - Nouveau testament: Évangile selon Saint Matthieu III,11

(2) - Beaudelaire, De l'essence du rire, œuvres complètes T2, Gallimard, p. 539

(3) (4) - Heideigger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, p.37-38

(5) - Heideigger, ibid, p. 34

Denis Jourdin , Décembre 2014 © Jourdin Denis 2014

A suivre...