The Party : Blake Edwards 1968

Quarante trois ans plus tard, loin des frimas polaires et des potées de galoches, Peter Sellers sous les traits d'un Indien, Hrundi V. Bakshi, en plein 1968, rejoue la dégustation du soulier. Entre temps, le cinéma a remisé les trappeurs et les lourdes pelisses d'ours, remisé aussi les dernières tribus indiennes. Les voyages ont agrandi le territoire et les vagabonds (tramp, tramp) à force de faire la route, ont fait émerger au bout de l'horizon l'Inde mystérieuse et lointaine. D'autres Indiens sont maintenant sur le devant de la scène. Les sages au calumet coiffés de plumes cèdent la place aux maîtres des philosophies orientales et les ragas du matin ou du soir estompent les chants sioux, cheyennes ou hopis... La non-violence fermente des résistances actives contre la guerre du Viet -Nam et d'immenses sittings ont lieu pour demander un monde plus juste et plus enclin à l'amour. C'est dans ce moment particulier où un peu partout souffle un air plus parfumé, plus sensuel, plus révolté que Peter Sellers vient promener sa nonchalante silhouette indienne.

Placé sous le signe des hasards catastrophiques à enchaînement logique, le film de Blake Edwards décline dans une suite de variations, la gamme des dévastations jubilatoires et anarchiques subies par un cercle de personnalités du monde du cinéma et de la politique. Après avoir dynamité fortuitement le décor d'un film entraînant la ruine de la séquence, notre malencontreux Indien reçoit chez lui, pendant sa méditation égrainée au cithare, une invitation pour se rendre chez le producteur du film saccagé.

Mocassin ou canapé ?

Par un soir d'été à Hollywood l'acteur Peter Sellers pilote une petite voiture de sport. Costume léger dans les rosés gris, il s'approche d'un pas souple de la villa du producteur chaussé d'une élégante paire de mocassins. Une domestique ouvre la porte pour donner accès aux espaces festifs de cette immense maison moderniste faite de baies vitrées, de grands espaces et d'une piscine intérieure escamotable alimentée par des canaux ouverts. Cette configuration aquatique sera le théâtre de tous les désordres à venir.

Mocassins aux pieds, Hrundi V. Bakshi, invité par erreur, entre dans la villa, mais s'aperçoit, en baissant la tête pour saluer, que l'une de ses chaussures est tachée. Impossible de rester ainsi, il faut laver la souillure. Rien de plus simple puisque devant lui glougloute de l'eau dans un conduit.

Il suffit de tendre la jambe, de plonger la chaussure, d'agiter et la tache partira. La recette semble évidente et d'une banale exécution.

Mais le mocassin n'est pas le godillot, les lacets font défaut pour retenir l'objet et faire un avec le pied. Après quelques secousses pour évacuer les macules noires, le mocassin s'échappe, vogue sur les eaux.

Désormais, notre héros boitille et ouvre la danse à de multiples extravagances culinaires. Avec une variante, nous nous retrouvons ici dans le même rituel que celui de La Ruée vers l'or de Chaplin : l'eau et l'immersion. La cérémonie du baptême se renouvelle et le mocassin peut, pour un temps, devenir autre.

La pêche miraculeuse

Au bord des cours d'eau aménagés de la maison du producteur poussent de grands bambous. Le mocassin blanc flottant entre ces grandes tiges vertes, presque des papyrus, serait-il un clin d'œil amusé de Blacke Edwards au berceau de Moïse du film Les Dix Commandements de Cecil B. de Mille et une façon de railler certains réalisateurs mégalomaniaques hollywoodiens ?

Pour récupérer sa chaussure le malheureux déchaussé met en place une série de stratégies. Ces arbustes ont le double avantage d'offrir une cachette et de devenir pour l'un d'entre eux une canne à pêche. Hrundi V. Bakshi, tord donc une des tiges, la glisse dans la chaussure qui flotte sur l'eau. Quand la courbure est à son maximum, véritable arc sous tension, notre homme dérangé par un serveur, lâche tout. Voum ! La chaussure vole à travers l'espace, percute la porte battante de la cuisine avec un son sec aux allures d'un abracadabra condensé, puis disparaît un instant... Miracle ! Elle réapparaît au milieu d'un plateau de petits fours portés en majesté par un serviteur. La magie a opéré sous la forme du jeu d'enfant, "pigeon vole, chaussure vole". Le mocassin frappé au coin de la fantaisie, sans changer de forme et d'aspect, devient, par son parcours aquatique et aérien, un met somptueux qui le place maintenant du coté des vols au vent.

Cru et Frappé

Blake Edwards, à la différence de Charlie Chaplin, n'a pas besoin de cuisson, ni de bouillon pour son mocassin. La chose se consomme crue et frappée. Il est vrai que la nature même de cet objet blanc sans lacet l'entraîne plus du côté de l'escarpin/amuse- gueule que du croquenot/plat de résistance. La blancheur du soulier, sa fragilité le situe vers les mousses aériennes, les meringues, les soufflés. C'est une chaussure aux semelles de vent, un plat presque rimbaldien.

Dans une parfaite rigidité domestique, le serveur, comme un automate, offre le plateau à la chaussure aux invités totalement indifférents à son offre et à sa personne. Black Edwards pointe ici avec causticité ces soirées mondaines où tout est dans la surface. Le regard des convives glisse sur les êtres et les choses, dans l'incapacité de voir l'extraordinaire tant ils sont aveuglés par leur masque de convenance. Seul notre étrange étranger peut savourer cette extravagance. Dans un double subterfuge, il accepte le canapé insolite, puis comme un fakir, par un mouvement de bras accompagné de ces mots « je suis au régime, mais tant pis » le fait redevenir mocassin. Cet Indien mâtiné de Tati aux ruses de Sioux peut jouer aux fléchettes quelques scènes plus loin avec un massif invité en tenue de cow-boy.

The Party se termine dans le chaos le plus total. Un éléphant et tous les invités nagent au milieu de la piscine du producteur envahie de mousse... Dans une joyeuse anarchie surréaliste, la baignade, l'eau et le savon effacent le producteur dans une bulle d'irrationnel.

Après les chaussures nous pourrions évoquer d'autres vêtements convertis en friandises ou en plats de résistance. Citons le chapeau d'Oliver Hardy mangé par Stan Laurel en 1937 dans Laurel et Hardy au Far West. Par le même dispositif magico-religieux, le bain dans un cours d'eau, l'arrangement des habits configurant une crèche avec un âne, le coté sorcier de Laurel qui de son pouce fait un briquet, le chapeau devient comestible.

Dans notre culture occidentale où les références bibliques sous jacentes traversent les films, les chapeaux melon et les pompes en cuir ont intérêt à éviter toute baignade s'ils ne veulent finir au fond d'un estomac.

Denis Jourdin , Décembre 2014

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