Il est très difficile de trouver une, ou même plusieurs, ligne thématique constante chez Bertrand Tavernier tant son œuvre se disperse autour de scénarios parfaitement hétérogènes. Cela traduit sans doute l'expression artistique de son indéniable amour du cinéma et, par conséquent, de son désir d'en exploiter toutes les facettes. Il a tout fait pour le septième art : de la critique, de la relation publique, de la production, du prosélytisme, des scénarios, et chapitre indispensable à toute déclaration d'amour, de la réalisation.

La rectitude de son parcours et l'intumescence de ses activités provient peut-être du fait que Bertrand Tavernier a toujours vécu dans le monde du cinéma, ou à ses côtés, fréquentant dès sa jeunesse l'univers ''cinéphile'' des Ciné-clubs et des journaux spécialisés - d'autres cinéastes des années 60 ont un vécu similaire – et qu'il fut toujours animé par une volonté prosélyte pour faire connaître les réalisateurs français ou étrangers qu'il découvrait.

À cet égard, son œuvre écrite est tout aussi essentielle que son œuvre cinématographique pure.

Ses critiques, ses monographies y tiennent une place primordiale tant pour ses analyses pertinentes que pour ses réhabilitations de cinéastes oubliés (souvent à contre-courant des partis pris de la critique spécialisée des années 60). Il est vrai que sa période d'attaché de presse lui fit fréquenter de nombreux réalisateurs, acteurs ou producteurs.

Cet amour du cinéma, et la façon qu'il utilisa pour le concrétiser, revêt un caractère plus anglo-saxon que typiquement français comme le démontre les nombreuses interviews, essais et articles de presse qu'il consacra aux cinéastes américains. Cela se vérifie aussi dans son approche multiforme du cinéma qui semble laisser de côté un des aspects particuliers propres aux cinéastes français pour lesquels la reconnaissance de leur qualité ''d'auteur'' est prioritaire, pour laisser la place à ce qui paraît être le bonheur constant de filmer des sujets différents, avec des scénarios hétéronomes appartenant à des genres de natures différentes, comme s'il lui fallait aborder l'ensemble de ce que peut offrir le cinéma.

C'est en cela une attitude familière chez les réalisateurs américains qui se pliaient avec plaisir à tout ce que pouvait offrir le système de production hollywoodien (Voir les filmographies des plus grands cinéastes US).

Même si le système français (et européen) est différent, l'utilisation qu'il en a fait lui a permit de se confronter à des récits divers porteurs d'enrichissements formels mais aussi d'une connaissance du monde sans cesse renouvelée.

(Patrice Leconte est sans doute le seul autre cinéaste français à avoir osé aborder des genres aussi diversifiés mais sans la même maîtrise).

Le tournage de Dans la brume électrique aux États-Unis, avec des acteurs américains, sur une adaptation d'un roman noir de Burke fut sans aucun doute, et malgré les désillusions de réalisation, la concrétisation d'un rêve.

Sa carrière de cinéaste débute avec quelques courts-métrages inscrits dans la mouvance des années 60 où pouvaient se faire quelques films de ''copains'' puis avec une adaptation de Simenon (L'horloger de Saint-Paul) qu'il eut le génie de demander à Jean Aurenche et Pierre Bost, deux scénaristes qui avaient été stipendiés par les critiques des années 60 pour cause d'académisme mais qui surent rendre le film passionnant. L'interprétation de Philippe Noiret, qui restera un acteur fétiche pour Tavernier, contribua tout aussi largement au succès public et critique du film.

Il s'agissait déjà, Simenon oblige, du drame psychologique d'un homme confronté à une adversité intouchable, omniprésente et souvent sans visage. (Y aurait-il du Kafka chez Tavernier ?)

Plus tard, il se servira du contexte familial pour dresser des portraits dont on devine plus ou moins le caractère autobiographique, même si un camouflage permanent veut laisser croire à la fiction. C'est du père dont il est question dans La passion Béatrice (1987), Un dimanche à la campagne (1984) et Daddy Nostalgie (1990).

Soucieux de rester en contact avec son époque, il traitera des problèmes du logement dans Des enfants gâtés (1977), de l'enseignement, d'une façon indirecte dans Une semaine de vacances (1980) ou directe dans Ça commence aujourd'hui (1999), de la police avec L. 627 (1992), de l'adoption avec Holy Lola (2004) et se confrontera au documentaire dans Le Pays d'Octobre (1983) et La Guerre sans nom (1992).

Quelques perles uniques se glissent entre les sujets récurrents comme La Mort en direct ( 1980) qui aborde la science-fiction, Coup de Torchon (1981) film policier transformé en comédie, Autour de minuit (1986), biographie romancée d'un jazzman, L'Appât (1995) un thriller violent et réaliste.

À noter que son activité de scénariste et de producteur reste concomitante à ses réalisations.

Restent les films ''historiques'' !

Ce n'est pas moins de huit films que Tavernier réalisa en utilisant un thème ou un contexte historique précis et revendiqué, films tournés, selon l'époque concernée, en costume, dans des décors les plus réels possibles. Étant libre de choisir ses sujets et pratiquement toujours scénariste ou co-scénariste, son goût pour l'histoire est évident.

Mais ce n'est pas l'Histoire traditionnelle, celle des Princes, des Rois ou de grands faits guerriers qui intéresse Tavernier, ni même une chronologie plus ou moins révélatrice de l'évolution de la société française, mais plutôt, dans une continuité de récits, les replis de cette histoire, les périodes mal connues ou oubliées, celles qui furent souvent des tournants importants pour une compréhension complète et détaillée d'une période, d'une guerre, ou d'événements abondamment vulgarisés.

C'est en fait une attitude qui révèle, par le choix des thèmes et leur approche, une curiosité fondamentale destinée à rechercher ses véritables racines qui seules, peuvent permettre la compréhension du monde contemporain.

Il faut aussi souligner, et c'est la marque d'un homme de gauche, la part de ''révélations'' que contient chacun de ses films, a fortiori les films ''historiques'', qui comportent tous, tant dans la mise en scène que dans les scénarios, des points de repère diégétiques que nous pouvons détailler.

Le premier film ''historique'' que tourna Tavernier en 1975, Que la fête commence, traite d'une période mal connue et la plupart du temps occultée par les vulgarisateurs, celle de la régence du Duc Philippe d'Orléans, qui fut pourtant fondatrice du règne de Louis XV et apporta à la France des réformes importantes et tout à fait positives.

Le portrait de Philippe d'Orléans que dessine Tavernier est assez juste, historiquement, et minimise les travers que souligna Saint-Simon qui ne portait pas le régent dans son cœur. Philippe Noiret en compose une image conforme au personnage réel : libertin certes, mais aussi artiste et fin politique.

La figure de l'abbé Dubois, rouage essentiel du film, dont le rôle est tenu par Jean Rochefort, reste un modèle de courtisan patelin, retors et arriviste (mais aussi terriblement humain...)

Tavernier, comme toujours, se sert de la trame historique pour souligner ses préoccupations du moment. Le personnage de Pontcallec (interprété par Jean-Pierre Marielle), excessif et naïf, sert à figurer le danger des mouvements séparatistes. Il est aussi le personnage récurrent en butte à une adversité opaque. De même le carrosse incendié des dernières images du film évoque les futures luttes révolutionnaires du peuple opprimé... avec toutefois 70 ans d'avance !

Le Juge et l'assassin pioche sa consistance dans un fait divers tragique de la fin du XIXème siècle. Il s'agit là encore d'une période de l'histoire certes riche d'avancées sociales (et non des moindres) mais qui n'est pas marquée par un événement glorieux. (La République est bien installée et la démocratie gagne, année après année, sa légitimité.) Cependant, le monde rural, tout particulièrement dans les provinces du sud de la France, demeure immuable depuis des lustres, résultant des acquis de la révolution où la majorité des exploitations familiales, de petite taille, pratique la polyculture. En excluant la région parisienne, l'urbanisation y est inexistante.

C'est dans ce contexte que Bouvier, tueur de bergères et de bergers, va errer à travers la campagne en commettant viols et meurtres, lui-même victime inconsciente des traumatismes graves subit dans les années précédentes. Le scénario s'appuie sur des faits réels : les tueries de Joseph Vacher qui terrorisa la France à la même époque, de la Normandie à la vallée du Rhône.

Si Michel Galabru trouva là son meilleur rôle, il avait pour partenaire le fidèle Philippe Noiret qui avec son flegme et son obstination habituelle gagnera la confiance du pauvre assassin, pour obtenir des aveux qui le conduiront tout droit à l'échafaud. La peinture de cette société rurale avec ses a priori, ses pensées traditionnelles et ses rancœurs est parfaitement réalisée. Bouvier est bel et bien entre les mains d'une force qu'il ne parvient pas à identifier et qui va le broyer. Quelques images d'ouvriers en colère et quelques chansons anarchistes servent à placer le film dans une position revendicatrice.

Le mythe du père est au cœur de La Passion Béatrice que Tavernier tourne en 1987. La vie dans un château du Moyen- Âge, dans la seconde partie du XIVème siècle, ne fait pas partie d'une histoire de France très expliquée et diffusée. C'est la fin du Moyen- Âge, la guerre de cent ans et les remugles de la grande épidémie de peste noire sont encore présents. L'obscurantisme règne en maître et le roi de France, occupé à batailler, sera même fait prisonnier à Poitiers. François de Cortemart est incapable de vivre normalement, brisé par les tueries, les saccages, les viols et les meurtres. À cette époque, c'est le rôle du châtelain et le destin du peuple. Mais ces temps barbares brisent les hommes et les assujettissent au Diable. (Le thème se retrouvera un peu plus tard dans Capitaine Conan sans la notion religieuse propre au Moyen- Âge).

Mais quelle est donc la puissance qui contraint ainsi François ? Dieu ? Satan ? Sa bataille permanente contre lui-même et contre les hommes est sans issue. Seule la mort, apportée par sa fille blessée peut le délivrer de ses tourments. Peu de films sur le Moyen- Âge sont aussi précis dans la représentation de la vie quotidienne (le livre de Michel Peyramaure y contribue beaucoup) ou du moins dans ce que notre imaginaire impose et je ne vois que John Huston, réalisant Promenade avec l'amour et avec la mort, pour restituer ce monde avec autant de crédibilité.

La guerre de 1914/1918 est un tournant majeur de l'histoire mondiale et les témoignages, les films, les romans, les récits qui y sont consacrés sont pléthores, surtout en ces temps d'anniversaires commémoratifs. Lorsque Tavernier s'empare du sujet en 1989 dans La Vie et rien d'autre, c'est à rebrousse-poil qu'il va le traiter, en se polarisant, non sur les batailles et les massacres, non sur les causes réelles du conflit, mais sur un temps de l'immédiat après-guerre, lorsque se font véritablement les comptes, ceux des morts et des disparus, quand les veuves et les orphelins cherchent encore leur mari, leur père, leur frère, leur fils disparus.

Le Commandant Dellaplane (Philippe Noiret) va se heurter au retour des politiques, des mathématiciens de l'atrocité, qui entendent minimiser autant que possible les conséquences de la guerre. Leur reprise en main du pouvoir est une gifle aux victimes et constitue la raison profonde du désenchantement de Dellaplane incapable de juguler ces forces-là. La recherche d'un cadavre censé représenter l'ensemble des soldats tués apparaît tellement vaine et hypocrite que le seul refuge possible se situe dans une recherche désespérée de l'amour à laquelle se soumet Dellaplane grâce à ces deux femmes blessées que le destin lui a fait rencontrer.

La fille de d'Artagnan (1994) est une comédie de cape et d'épée dans laquelle Tavernier prend un plaisir fou à parodier les héros de Dumas et à transformer les événements historiques en une intrigue digne du créateur originel, avec complots et poursuites.

Il ne s'agit pas là de peindre une période peu connue, tout au contraire elle fut représentée une bonne centaine de fois au cinéma par le biais des adaptations des Trois mousquetaires, mais de s'amuser d'un mythe avec la complicité de comédiens populaires chargés d'assurer le plaisir du spectateur. Et ils s'acquittent parfaitement de cette fonction (Noiret en d'Artagnan est un peu incongru, mais peu importe, seul le divertissement prévaut). On sait aussi que Tavernier, à l'origine producteur, assura la réalisation pour remplacer Riccardo Freda, un spécialiste du film de cape et d'épée et d'aventure en général, empêché par son état de santé. Constante de l'équipe de scénaristes (Tavernier / Cosmos) le complot est bien présent pour faire que ses héros se heurtent à des forces cachées obscures et redoutables...

Toute la vision de l'histoire qu'a Bertrand Tavernier se retrouve dans Capitaine Conan (1996). Les faits décrits sont oubliés, cette phase de la guerre de 14-18 est peu connue, les protagonistes sont en butte à leurs propres démons et subissent de plein fouet les conséquences d'une guerre qui va les détruire. Si le roman de Roger Vercel est un peu autobiographique, Tavernier en néglige le côté patriotique et assez peu pacifiste pour décrire le terrible engrenage de la guerre qui broie les hommes et les plonge dans un monde de violence et d'asservissement moral. Conan (interprété de façon magistrale par Philippe Torreton) est un guerrier détaché des valeurs qui constituent la civilisation et permettent à l'amour d'exister. Il est, tout comme ses soldats, le pendant moderne de François de Cortemart (La Passion Béatrice) perdu dans des rêves, avec des valeurs déviées du simple bon-sens, qui sanctifient l'héroïsme et la mort. (voir l'article d'Eudes Girard consacré à ce film).

Tavernier était bien jeune lors des bombardements de l'année 1943. Ce ne sont donc pas des souvenirs directs qu'il utilise dans Laissez-passer, mais fidèle à sa façon de faire, ceux de Jean Devaivre, pour effectuer la description d'une période de la guerre au cours de laquelle, le quotidien des Français était, à la fois plus difficile (après 3 années d'occupation) et à la fois plus simple car les contraintes imposées par l'occupant étaient parfaitement connues, comprises et déjouées, marché noir inclus.

La peinture du monde du cinéma de l'époque, permet à Tavernier d'évoquer le quotidien des techniciens, metteurs en scène et acteurs qui, placés sous l'autorité allemande, devaient survivre et s'accommoder de leurs dilemmes et de leurs drames en conservant une désinvolture et un optimisme salvateur.

Jean Aurenche, le scénariste, qui su conserver pendant la guerre une relative liberté, est pour beaucoup dans l'aspect ''malicieux'' du film .

Les thématiques utilisées dans les films ''à costumes'' (mais Laissez-passer n'est-il pas aussi une reconstitution historique) apparaissent ici aussi avec clarté puisque l'occupant allemand figure de facto la force contraignante que déjoue la volonté et le courage du héros, en l'occurrence Jean Devaivre lui-même incarné par Jacques Gamblin. Seule différence avec les films précédents, le personnage principal ne se laisse absolument pas détruire et laisse l'image d'un honnête homme survivant au mieux dans un environnement hostile.

C'est sans doute la modestie du personnage repris par Tavernier qui déplut tant à Jean Devaivre.

La Princesse de Montpensier est une des prémices d'un des plus grands drames de l'histoire de la France : la Saint-Barthélémy. Le film, adapté d'un petit récit de Mme de La Fayette, joue des rivalités amoureuses entre ces hommes de la Renaissance qui sont les représentants des différentes factions religieuses et qui, déjà, s'entredéchirent pour mieux s'étriper demain. Tavernier, encore une fois en marge des drames sanglants, s'attarde d'une façon très sensuelle sur les contraintes des femmes dans cette société encore très médiévale. Des puissances occultes, il ne reste que les obédiences religieuses et les combats individuels, que la Princesse et son conseiller Chabannes méprisent et auquels ils tentent de se soustraire. Les complots, quant à eux, sont les constituants primordiaux de ces temps-là.

Bien sûr, tous ces films comportent de multiples déviations par rapport aux œuvres littéraires qui les ont inspirées, c'est le lot de toutes les adaptations pour le cinéma, mais aussi de nombreux accommodements avec la vérité historique. C'est d'autant plus paradoxal que Tavernier a toujours recherché la vraisemblance et l'exactitude pour restituer les lieux et les paysages du cadre de ses intrigues. Si un bouton de guêtre manque à un soldat de 14/18, cela le laisse indifférent. Par contre que la campagne audoise soit le décor indispensable au drame de La Passion Béatrice ou la douceur tourangelle le cadre naturel des châtelains du XVIème siècle (La Princesse de Montpensier) est pour lui la garantie absolue de crédibilité qu'il a sans cesse recherchée. De même il ne pouvait tourner Capitaine Conan qu'en Roumanie et ne trouver qu'en Bretagne les côtes rocheuses qui servent de berceau au Marquis de Pontcallec (Que la fête commence).

Chaque mot et chaque image de ses films portent sa marque et ressortent de sa totale responsabilité. S'il a recherché la collaboration de prestigieux scénaristes, Jean Aurenche, Pierre Bost, Jean Cosmos, il a toujours co-signé ses scénarios (sauf pour La Passion Béatrice mais c'est de son fils qu'il s'agit...) et assuré ainsi une cohérence et un ton personnel qui marquent son œuvre tout autant que le pourrait une ligne thématique uniforme.

Alain Jacques Bonnet