Rendre hommage à Manoel de Oliveira, c'est prendre conscience que l'histoire du cinéma change d'échelle. Qui que nous soyons, nous avons rencontré le cinéma de Manoel de Oliveira alors qu'il était dans sa maturité. Il nous faisait signe dans notre jeunesse depuis l'origine de cet art né avec lui. Je me souviens de 1993 et de Val Abraham. Cette adaptation de Madame Bovary semblait flatter la culture française mais Manoel de Oliveira avait eu l'audace d'avoir fait réécrire le roman par la romancière Augustina Bessa-Luis afin de l'accoutumer au climat portugais propice aux images du cinéaste, lequel allait magnifier Leonor Silveira dans le rôle d'Ema aux côtés de Luis Miguel Cintra.

C'est alors que j'ai pu suivre le parcours singulier de ce cinéaste, à la poésie austère et fantasque, à l'ambition démesurée et modeste. Il y a dans son œuvre le goût de la culture européenne. Il fait tourner des acteurs français comme Catherine Deneuve ou Michel Piccoli, anglo-saxon comme John Malkovich, italien comme Marcello Mastroianni ou Claudia Cardinale. Mais toujours il tourne et retourne au Portugal. Dans Le Couvent, il imagine que Shakespeare était un juif d'origine espagnol, dans Christophe Colomb que le découvreur de l'Amérique était portugais. Les origines sont multiples, source de jeux et de permutations. Pour le cinéaste, le monde repose sur des mythes, des récits dont la vérité n'est que l'effet des représentations. Ainsi, il peut méditer sur le mythe fondateur de la sensibilité portugaise, le sébastianisme, et en faire une sorte de métaphore de son cinéma. Dans Non ou la vaine gloire de commander, il met en scène la bataille des Trois Rois qui met aux prises le roi portugais Sébastien Ier sans descendance à deux sultans marocains à Ksar-el-Kébir en 1578. Sa défaite conduit au rattachement du Portugal à la couronne espagnole. Et pourtant, par son souffle épique le film célèbre cette défaite car elle est à l'origine de la croyance que ce roi reviendra glorieux pour rendre au Portugal la domination qui fut la sienne sur le monde et la chrétienté. Et n'est-ce pas ce mythe qui donne à Gebo et l'ombre, le dernier film en date de Manoel de Oliveira, son scénario ? Un vieux père refuse de critiquer la croyance de sa femme dans le destin glorieux de son fils dont elle n'a pas de nouvelle, ce dernier viendra un soir dérober à ses parents le peu de fortune qui leur reste. Le père préfèrera protéger la croyance et l'imagination de son épouse que de révéler la vérité.

Cette attitude est au cœur de la sensibilité de Manoel de Oliveira. Il vaut mieux croire aux représentations et favoriser les images. Dès l'origine de son cinéma, il croise la photographie et le théâtre. D'abord il montre sa ville, Porto, comme le théâtre moderne d'une humanité délaissée. La grande architecture d'acier filmée comme Ruttmann ou Vertov filment les villes modernes s'oppose au petit peuple des rives du Douro, en marge, comme le Portugal, de la modernité. Nous sommes en 1929.

En 2010 dans L'Etrange affaire Angélica il enverra son personnage principal photographier les derniers paysans des vignes du Douro qui bêchent la terre à la main. Il accomplit ainsi partiellement un projet de film documentaire, Les Géants du Douro, qu'il ne réalisa pas. Le cinéma de Manoel de Oliveira est fait de ces va-et-vient entre le passé et l'avenir et pris dans un regard mélancolique. Il partage sans doute ce regard avec d'autres cinéastes des marges de l'Europe comme Théo Angelopoulos. Le théâtre est aussi pour lui à la source de son cinéma. Sa complicité avec Luis Miguel Cintra l'atteste. Cet acteur, formé auprès de Jean Vilar, ouvrit au Portugal après 1974 un théâtre qui permit au pays d'accueillir la culture dont il avait été privé pendant des décennies. Le théâtre est pour Manoel de Oliveira une parole qu'on adresse au spectateur, une parole singulière qui ne cherche pas à reproduire le quotidien ; et une scène capable d'accueillir dans son espace réduit le monde et les destins. Ainsi l'espace cinématographique peut devenir exigu et agrandi par la parole : dans Le Cinquième Empire c'est le Roi Sébastien qui médite son expédition dans une pièce unique au revers de la célèbre fenêtre du monastère de Tomar, dans Parole et utopie, c'est la chaire du Père Vieira d'où le prédicateur fait entendre le sermon aux poissons.

Ainsi nous sommes quelques uns à avoir découvert des textes, des noms, des lieux que nous ignorions. Parfois, le cinéaste parcourt le monde, dans une croisière à travers la Méditerranée dans Un film parlé, parfois à travers l'Atlantique dans Christophe Colomb, une énigme.

Aimer les œuvres de Manoel de Oliveira est sans doute un exercice exigeant. Mais il est stimulant. Ainsi depuis deux ans les élèves qui passent le baccalauréat de cinéma dans toute le France étudient L'Etrange affaire Angélica. Je peux témoigner ici de l'intérêt qu'ils y portent conscients qu'ils sont de recevoir une leçon de cinéma, une pensée des images, une compréhension du monde. Son film offre l'occasion de se confronter à une réflexion sur les images et la mémoire. Il réalisait là un scénario de 1950 que la dictature l'avait empêché de tourner. Il raconte le destin d'un réfugié juif cherchant une raison de vivre dans le lieu qu'il occupe, une rive du Douro, où Angélica vient de mourir. Oliveira joue à mêler les mythes et les références pour offrir au regard des spectateurs une méditation sur l'exil et l'amour. Ce film touche les élèves qui découvrent une profondeur sensible derrière l'apparente austérité des cadrages. Ce plaisir de cinéma les rend exigeant. Le dire, c'est offrir le plus bel hommage à ce cinéaste dont la longévité a fait parvenir jusqu' à nous la jeunesse du cinéma.

Laurent Givelet, 3 avril 2015