Q : Comment êtes-vous devenu chef-opérateur ?

Alain Choquart : J'étais un vrai accro de cinéma depuis ma jeune adolescence. Je m'occupais du ciné-club de mon collège depuis la classe de quatrième, puis au lycée. J'ai passé le concours d'entrée à l'école Louis Lumière l'année de mon bac, à 16 ans, et j'ai été reçu. J'avoue que je ne savais pas très bien ce qu'était le métier de chef-opérateur. On n'en parlait pas autant que maintenant. Aujourd'hui le public cinéphile est beaucoup plus averti sur les différents métiers du cinéma. J'adorais le cinéma, j'étais content d'entrer dans une école nationale de cinéma, mais je ne savais pas grand chose des différents métiers. C'est une école très intense où on faisait beaucoup de choses, ça allait de l'écriture de scénarios à l'analyse de films, à la pratique un peu hasardeuse quand même de la pellicule, parce qu'on dépendait de l'Éducation Nationale et le budget n'était pas énorme.

On avait de vieilles caméras, de vieux studios et pas beaucoup de pellicule. Il fallait se débrouiller avec les chutes, contrairement à l'idée qu'à l'époque on était mieux lotis. Ça a été deux années vraiment formidables, et très vite avec cette carte de visite de cette école qui était un peu prestigieuse, j'ai rencontré des équipes de tournage. J'ai commencé par les aider sur ce qu'on appelle les essais de caméras, c'est-à-dire quand les équipes de caméra préparent le matériel avant le tournage. J'allais chez les loueurs de caméras et je rencontrais là-bas les équipes de tournages. Un jour une équipe m'a proposé de les aider. Cela s'est renouvelé deux ou trois fois, jusqu'au jour où ils m'ont proposé un poste d'assistant supplémentaire, d'abord pour une pub, puis assez rapidement pour un long métrage. Et j'ai commencé comme assistant de caméra sur Allons z'enfants d'Yves Boisset. Et ce qui est assez extraordinaire, c'est que j'ai enchaîné sans un seul jour d'arrêt entre les films Allons z'enfants, Le Choix des armes d'Alain Corneau et Coup de torchon de Bertrand Tavernier. Mon emploi du temps était tellement serré que je n'ai pas fait les deux jours de tournage en Irlande pour Le Choix des armes parce que j'étais parti en Angleterre essayer le steadycam pour Coup de torchon (il n'y en avait pas en France à l'époque). J'ai quitté le tournage d'Alain Corneau à Bagnolet à cinq heures du matin pour partir à Londres essayer la caméra pour Coup de torchon. Et du coup ça a été ma première rencontre avec Bertrand Tavernier, d'abord comme assistant de caméra. J'étais très travailleur. Venant d'un milieu très modeste, j'ai toujours eu la notion du travail. J'ai toujours pris très à cœur et très au sérieux mon travail, et je crois que ça a plu aux différentes équipes avec lesquelles j'ai travaillé. J'étais plutôt assez réservé, je pense que cela était apprécié .Je faisais mon boulot, avec passion. Je savais garder ma place, et je crois que c'est comme ça que j'ai beaucoup travaillé par la suite. Avec le même directeur de la photo qui était Pierre-William Glenn, et Bertrand Tavernier on a fait un documentaire au Mississippi qui s'appelait Mississippi Blues co-réalisé par le génialissime Robert Parrish, qui a été une rencontre exceptionnelle dont je garde un souvenir... il n'y a pas une semaine où je ne pense pas à lui... j'ai près de mon bureau ses livres, et à chaque fois ça me fait quelque chose au cœur de savoir que j'ai côtoyé cet homme-là. Puis j'ai fait d'autres films comme assistant. J'ai commencé très jeune comme chef-opérateur. D'abord sur deux ou trois courts-métrages et puis assez rapidement on m'a appelé pour des petits films. A vingt-trois, vingt-quatre ans j'ai commencé à être chef-opérateur tout en continuant à être cadreur sur des films. Et puis Bertrand Tavernier m'a proposé de faire le cadre de La Vie et rien d'autre.

Q : Vous avez tourné dix films avec Bertrand Tavernier. Comment travaille-t-il avec son équipe technique ?

A.C. : Je ne saurais pas vous répondre de manière trop précise, je ne peux parler que de ma propre expérience. Il s'est assez vite installé une forme de confiance qui fait qu'il y a eu une vraie complicité, et j'ai eu le sentiment qu'il me demandait tout le temps d'inventer. J'avais le sentiment qu'il agissait avec moi comme avec ses comédiens. Il attendait qu'ils donnent beaucoup d'eux-mêmes. Bertrand Tavernier donnait toujours la priorité au jeu, à la scène. On commençait par des répétitions, ensuite on réfléchissait à la manière la plus forte, la plus judicieuse de la filmer dans le sens du film qu'on était en train de faire avec quelques principes très larges. Par exemple pour Conan il voulait que la caméra soit toujours en retard sur lui, alors que sur L'appât la caméra devait être toujours en avance sur les comédiens. C'est à peu près tout. Un autre consistait à tourner en plan-séquence non pas pour réaliser des prouesses mais pour permettre aux comédiens de jouer toute la scène du début à la fin sans interruption, même si au montage on allait couper. Donc il ne s'agissait pas d'être techniquement parfait du début à la fin, mais de réussir à aller au bout de la scène.

Q : Justement dans Capitaine Conan, Tavernier dit qu'il y avait peu de répétitions. Comment s'organisait votre travail sachant que vous deviez tourner en plan-séquence et avec une caméra portée?

A.C. : C'est un principe de travail dans quasiment tous les films sur lesquels j'ai travaillé avec Bertrand. J'ai d'abord été cadreur dans La Vie et rien d'autre, film qui m'a demandé un vrai travail de création au niveau de l'image. Puis je suis devenu directeur de la photo sur La Guerre sans nom et L.627, tout en tenant aussi la caméra. Je crois que ce qui plaisait à Bertrand c'était que je prenais beaucoup de risques et que j'acceptais de tourner sans répétition. On faisait une répétition sans caméra, puis j'installais un travelling et au lieu de répéter avec la caméra, on tournait la répétition. Et assez souvent c'était pas mal. Et il arrivait parfois qu'on fasse une prise ou deux, mais jamais plus. C'est pourquoi je peux faire un parallèle entre mon travail et celui des comédiens. Il est vrai que Bertrand s'est souvent entouré de comédiens qui n'ont pas besoin de s'améliorer au fil des prises, qui n'ont pas besoin de chercher le sens de la scène après vingt ou trente prises. Et lui non plus n'a pas besoin de ça, il n'a pas envie de cela. Il veut de la spontanéité quand bien même elle devrait revêtir une certaine gaucherie. Il va faire en sorte que ce soit le personnage qui assume ces éventuelles maladresses. De même pour ce qui concerne la caméra. Il ne voulait pas qu'à force de répétition, le tournage devienne mécanique et perde tout effet de surprise, tout goût du risque. Il fallait préserver l'effet de surprise, le goût du risque.

Q : Vous disiez à propos de Philippe Torreton qui virevolte tout le temps, qui est toujours en mouvement, que la caméra devait toujours être en quelque sorte en retard sur le personnage... Vous saviez ce qu'il allait faire ?

A.C. : Ça on le voyait en répétition sans caméra. Je prenais la place de la caméra, je me déplaçais et Bertrand voyait comment je bougeais, il voyait où les caméras techniquement allaient se trouver. On tombait d'accord sur le plan qu'on mettait en place et on le tournait, toujours avec l'idée de laisser à Torreton l'initiative du mouvement.

Q : À l'inverse il y a dans le film de nombreux plans très fragmentés, notamment les plans de combats, d'affrontement. Comment étaient-ils tournés ? Est-ce qu'ils étaient tournés dans la continuité et la fragmentation relevait du montage, ou c'était des prélèvements que vous faisiez au moment du tournage ?

A.C. : Un peu les deux. Bien sûr il y a un gros travail de montage, mais sur la même portion du combat il y a rarement cinq ou six plans. Quand un combat est fragmenté, c'est qu'il y a de petites ellipses à l'intérieur du combat. Par exemple Conan court derrière un Bulgare, il le couche, il l'égorge, il court derrière un autre, on ne filme pas ça en cinq plans, on le filme en un seul plan. Après il lance une grenade, c'est un autre plan. Il n'y a pas l'idée « on va faire un plan sur la main, puis un plan sur le visage », on est dans son dos quand il lance la grenade, on est sur l'impact. D'ailleurs très souvent quand il y a des explosions, elles sont liées aux comédiens. Il avait fallu le faire accepter assez rapidement par le responsable des effets spéciaux Georges Demétreau qui s'est bien prêté au jeu, alors qu'il avait plutôt l'habitude d'un cinéma assez classique où on place la caméra face à l'acteur qui lance la grenade, puis on coupe pour faire le contre-champ sur l'explosion, sans l'acteur. Dans Conan, la caméra doit se placer dans le dos du comédien qui lance la grenade laquelle explose. Il a fallu trouver des solutions.

C'est pour ça qu'à un moment donné, voUs verrez une attaque de nuit où deux des soldats du groupe Conan lancent des grenades sur un dépôt de munitions faits de planches très épaisses, et qui courent dans un abri pour se protéger. Sous l'effet de l'explosion, les planches volent, à cinquante, soixante mètres. Donc il fallait que les comédiens soient protégés ainsi que la caméra qui les accompagnent dans un travelling. D'où l'idée de les faire rentrer dans un abri qui reste hors champ. Je devais avoir sur le travelling une sorte de bouclier pour me protéger. C'est ainsi que nous avons pu lier l'explosion avec les acteurs pour éviter justement ce côté morcelé.

Q : Vous évoquez une sorte de dangerosité du tournage qui n'était pas confortable. On note que vous avez tourné en décors naturels, parfois en studio, en Roumanie. Avez-vous rencontré des difficultés lors du tournage ?

A.C. : Énormément. C'était un tournage extrêmement difficile, d'ailleurs je crois même qu'il y a un making off dans lequel Bertrand rentré en France a le sentiment que c'est son dernier film. Il est épuisé. On a commencé par les grandes scènes de la fameuse bataille du Sokol. On a commencé le film, il faisait 35°, on l'a terminé il faisait -15°. Un écart brutal de températures sur trois mois ! On a débuté par une semaine de tournage au cours de laquelle il fallait amener le matériel à dos d'homme, sur les collines, au milieu de 900 figurants. On crapahutait beaucoup. On faisait beaucoup de plans. Il fallait tourner assez vite. J'ai un souvenir très précis du premier week-end à la fin de cette première semaine de tournage. J'étais complètement exalté, j'avais le sentiment qu'on avait fait quelque chose de formidable. Je vais voir mon équipe que je trouve complètement épuisée. On avait beaucoup travaillé. J'étais dans l'excitation totale. J'étais sûrement celui qui travaillais le plus, je portais beaucoup, j'avais la caméra à l'épaule. Il y avait le steadycam. J'étais en repérages le matin ; j'allais souvent préparer un deuxième plateau avec les électriciens ; je courais d'un lieu à l'autre, mais j'étais dans un tel état d'excitation que je ne me rendais pas compte de l'épuisement que je pouvais faire subir à mon équipe.

C'était un tournage difficile physiquement, mais aussi à cause de l'éloignement. La Roumanie à l'époque, le delta du Danube, tout cela était vraiment loin. Il nous est arrivé d'attendre au restaurant pendant une heure après nos commandes et de ne rien avoir, d'aller en cuisine et de trouver ces cuisines vides, et d'être contraints de se rabattre sur des kiosques qui restaient ouverts toute la nuit et qui vendaient quelques journaux, quelques jouets en plastique et quelques barres chocolatées. Notre repas se limitait alors à deux barres chocolatées. Il n'était pas non plus facile de téléphoner à sa famille !

L'équipe roumaine avec laquelle nous travaillions était très difficile à contrôler. On ne savait jamais si on nous disait la vérité ou si on nous mentait. Par exemple pour la séquence du sanglier que Conan tue et que le cuisinier dans le wagon-cuisine doit dépecer on prépare cette scène sensée se passer de nuit. On entoure le wagon d'une tente noire, d'un sas pour que le soleil ne se glisse pas dans les interstices. Je recrée un éclairage artificiel, un éclairage de bougies et de lampes à pétrole dans le wagon. On est prêts à tourner, on attend. On attend les sangliers. On attend plusieurs heures. Et à l'époque il n'y a pas de téléphone portable. On essaie d'appeler le régisseur qui était censé arriver avec les sangliers. Ce n'est qu'au bout de quelques heures qu'il arrive, sans les sangliers. Il nous raconte qu'il est bien parti avec les chasseurs à l'endroit où les sangliers dorment habituellement, mais qu'« on ne les a pas trouvés ». Et là vous ne savez pas s'il se moque de vous ou s'il est vraiment idiot.

Q : Est-ce que le choix des décors a influé sur un travail particulier de la lumière ? On a l'impression que ça ne ressemble pas à un film sur la première guerre mondiale, on est ailleurs, complètement ailleurs.

A.C. : Dès lors que vous dites « première guerre mondiale - tranchées », on voit Verdun, la boue, la pluie. Là ce sont des tranchées dans la pierre. On est en Europe de l'Est, à une saison où il fait chaud. La couleur des uniformes n'est pas la même, c'est pas le bleu horizon, c'est un gris. Il était donc important de ne pas céder à l'imagerie traditionnelle de la première guerre mondiale et de ses tranchées.

Q : Est-ce que cet effet est accentué, parce qu'on a franchement l'impression quand on voit certains plans extérieurs d'être dans un western. Ça fait un peu western.

A.C. : Vous allez faire plaisir à Bertrand. Pour Conan comme pour La Vie et rien d'autre on a souvent parlé des films de John Ford. Ces soldats qui bâtissent des forts en plein milieu de l'Amérique, qui sont dans du semi-provisoire, c'est un peu l'idée des campements de cette Armée d'Orient. Il y a des tentes, il y a des forts en bois, on récupère des ruines qu'on consolide, il y a effectivement l'imagerie du western. On retrouve la même brutalité. C'est une guerre au corps à corps qui peut rappeler les combats avec les Indiens. Le groupe de Conan agit comme les Sioux. Il rampe la nuit, dans le noir, sans bruit ; il jaillit d'un seul coup avec le couteau à la main comme on a pu voir les Indiens attaquer les campements des Tuniques Bleues dans les films, en profitant de la nuit, en arrivant derrière les feux de camps. On peut dire que le western 'a été une source d'inspiration émotionnelle, mais pas un modèle esthétique.

Q : Dans ce film, il y a une scène qui m'a terriblement marqué, c'est la scène finale entre Le Bihan et Torreton, que je trouve très dépouillée, qui met en évidence le visage, l'expression de Torreton. Toute la vérité du film sort là, dans ce plan.

A.C. : Absolument. Il y a quelque chose d'intéressant dans cette scène. Il y avait un scénario exceptionnel de Jean Cosmos, tant pour la qualité des dialogues que pour le scénario lui-même. Conan devait rester dans la pénombre pour ne pas être vu par Norbert, et à la fin il allumait sa cigarette et il était dit dans le scénario que « dans la flamme de la bougie on voyait le masque du vieux lion », et on découvrait alors son visage. C'était très beau à lire mais ça remettait en question tout ce qu'on avait fait sur le film qui était quand même quelque part un refus du spectaculaire, quand bien même les actions étaient violentes, brutales et exceptionnelles.

Q : Le refus du spectaculaire, on le ressent. Quel est le travail que vous avez dû faire pour mettre en évidence cette expression ?

A.C. : Conan se met à l'écart, il ne veut pas qu'on allume la lumière, mais ce n'est pas pour ne pas qu'on le voit,. Nous devons abandonner cette idée du dévoilement du visage de Conan « dans la lumière d'une flamme d'allumette ». Il va au fond de la salle pour préserver une forme d'intimité. Il tourne un peu le dos à Norbert car il n'a pas très envie d'être vu. Il ne s'agit pas d'une pudeur de midinette. Je ne voudrais pas être insultant avec le texte d'origine, mais il n'est pas question de pudeur. Il éprouve seulement de la gêne, un mal être. Il n'a pas envie de se montrer tel qu'il est devenu. On pense qu'il est préférable que Norbert se rende compte plus tôt de son état. Le spectateur doit progressivement découvrir le visage de Conan, un visage empâté, celui d'un homme en train de mourir. Si vous êtes très attentif, vous verrez d'ailleurs qu'à un moment donné un plan où Norbert-Samuel Le Bihan en trois-quart dos, face à Torreton, fait un pas, la caméra faisant un pas avec lui, et on voit Le Bihan déglutir. En fait il est en train de pleurer. En s'approchant de Philippe, il a vu davantage ce visage et du coup l'émotion le gagne. Nous avons eu raison de dévoiler un peu plus tôt l'état de délabrement de Conan plutôt que de le garder comme une sorte de « gimmick » de fin de scène. La scène n'en est que plus dramatique. Torreton porte un masque à ce moment-là, réalisé par le maquilleur de De Niro dans Frankenstein de Kenneth Brannagh. Des sacs de sable alourdissent le corps de Torreton, qui recréent le poids des bourrelets de chair. Et sur le visage on a appliqué des sortes de poches de silicone qui épousent parfaitement la forme de son visage. Il porte également des lentilles qui ternissent totalement son regard. De plus Philippe accentue cette prise de poids par la lenteur de ses mouvements. On sent que son bras est très lourd à déplacer, ainsi que sa tête. Ses lèvres ont du mal à bouger.

Q : La caméra accompagne justement ce travail de Torreton, parce qu'elle ne bouge plus pratiquement.

A.C. : Absolument, elle se déplace juste dans l'avancée de Norbert, mais là elle est très fixe. Et effectivement il est figé, par le temps, et par la mort, c'est l'image d'un homme qui va mourir.

Q : Comment vous jugez ce film aujourd'hui ?

A.C.: Je ne le jugerai pas. Comment je peux le ressentir ? La thématique de ce qu'il advient des soldats qu'on envoie dans des fronts totalement déstabilisants, c'est quelque chose qu'on connaît beaucoup maintenant. Le dernier film de Clint Eastwood traite de ça. Maintenant on parle beaucoup du syndrome post-traumatique que connaissent beaucoup de soldats qui reviennent des fronts. Là-dessus le film est très en avance, parce qu'il évoque un sujet qu'on a très peu traité et surtout pas en France. Comment sont revenus les jeunes partis en Algérie ? Je ne connais pas beaucoup d'ouvrages ou de films qui le traitent de front ce problème, dans l'intimité même d'un individu. Ce thème des hommes qu'on envoie à la guerre et auxquels on demande ensuite de se ré-adapter une fois la paix revenue, est un thème qui existera tant qu'il y aura des conflits.

Q : Aujourd'hui vous avez franchi le pas, vous êtes passé à l'écriture et à la réalisation. Comment s'est fait ce passage et pourquoi ?

A.C. : J'ai toujours écrit, pas forcément des scenarii. J'en ai écrit quelques uns que j'ai laissé tomber, d'autres que je n'ai pas réussi à monter et pour lesquels je ne me suis pas énormément bagarré, peut-être qu'ils ne me convainquaient pas moi-même. Il faut vraiment que je trouve le sujet qui me ressemble, non pas le film qui parle de moi, ça ne m'intéresse pas, mais le film qui exprime ce que je ressens. Mon dernier film, Lady Grey (sortie prévue le 6 mai 2015) m'a pris trois ans d'écriture. Je mêle des personnages qui vivent leur intimité au sein d'une communauté. L'idée que j'ai abordée c'est : « comment une communauté qui est réunie par les grands événements de l'histoire, qui forcément nous marquent tous d'une manière différente dans notre chair et dans notre intimité divisent en fait les individus au lieu des les réunir. Ce film aborde également les thèmes de l'absence, de la paternité, de l'enfance, du rêve, de l'amour, de la trahison, tout ça à travers le traumatisme vécu par l'Afrique du Sud, un pays auquel je m'intéresse depuis mon adolescence, quand j'étais militant anti-apartheid. Mais ce n'est pas un film sur l'apartheid. Je l'ai présenté à Miami à une projection dans laquelle il y avait beaucoup de représentants des différentes communautés latino-américaines. Ils ont réagi avec beaucoup d'émotion au film. Ils y ont retrouvé les mêmes difficultés du « vivre ensemble », les mêmes questions qu'ils se posent sur la manière de vivre avec ses secrets, avec ses trahisons, sur le fait de savoir à quel moment on pardonne à quelqu'un qui souffre bien qu'il ait été responsable d'exactions. Et puis il y a le thème de la nature. Je suis très touché par l'immensité de la nature ; j'adore la littérature de l'ouest américain, les grands écrivains du Montana Rick : Richard Ford, Jim Harrison, James Liber qui maintenant vit au Montana. Cela vient de mon enfance dans les fermes, une enfance rurale. Je suis touché par la manière dont l'homme est confronté aux éléments qui l'entourent. C'est un film qui a été long à écrire et dont le scénario a été primé, un film qui a été long à monter parce qu'il ne peut être rangé dans aucune case. Il est en trois langues, en français, en anglais et en zoulou, avec des acteurs internationaux. Ce n'était pas simple, mais je suis très fier de l'avoir fait.

Q : Créer était une nécessité que vous ressentiez ?

A.C. : Oui. Je me suis toujours beaucoup engagé. Tous les films sur lesquels j'ai travaillé comme opérateur, j'étais très engagé, et quand des metteurs en scène n'attendaient pas ça de moi, ça me déprimait, ça me rendait très malheureux, ça ne m'intéressait pas. Je vous ai parlé tout à l'heure de la relation avec les acteurs, j'ai toujours eu le sentiment d'avoir été un acteur qui tenait une caméra et qui décidait de la lumière. J'ai vraiment vécu comme ça mon métier. On me confiait un rôle qui ne consistait pas à me glisser dans un personnage mais dans une vision du film, dans l'esprit d'un metteur en scène pour essayer de jouer son personnage avec toutes mes connaissances techniques, mes goûts, mes envies, ma réactivité, mes émotions, essayer de me transposer dans un personnage qui n'était pas moi. J'ai eu souvent cette approche-là qu'on n'a envie de mener qu'avec des gens qu'on aime bien. Il m'est arrivé qu'on me propose des films de réalisateurs avec lesquels je n'avais pas très envie de travailler et ça me rendait un peu malheureux. Et cela se produisait de plus en plus souvent. Il était temps que je passe à autre chose. J'ai eu pas mal de déceptions de cinéma et pour continuer d'aimer mon métier, il fallait que je l'aborde différemment. Aussi ai-je le sentiment de faire le même métier comme réalisateur que celui de directeur de la photo. Je fais du cinéma, j'ai toujours fait du cinéma.

Q : J'aime beaucoup quand vous dites que vous avez tenu la caméra comme un acteur. Si je reviens au film de Conan je le ressens comme ça.

A.C. : Comme je suis un peu discret, je ne suis pas trop vantard. Les quelques compliments qu'on m'a faits, les plus beaux sont venus des acteurs, qui m'ont dit « ne pas voir la caméra sur le plateau. » Gamblin me disait : « c'est bien, avec toi, j'ai l'impression de danser, quand tu me filmes j'ai l'impression qu'on danse ensemble », ou Noiret qui m'avait parlé de la relation qu'il avait quand je le filmais, qu'il se sentait bien. Je suis vraiment fier de ça. Si j'ai pu dans les films aider avec la caméra des comédiens à s'exprimer, je pense que j'ai bien travaillé.

Q : Dans Conan vous être un soldat parmi tant d'autres. Vous accompagnez les soldats.

A.C. : C'est drôle ce que vous dites, parce que quand on a fait toutes ces séquences de l'ascension du Sokol, il y avait neuf cents figurants, et on avait les camions, des chevaux, des carrioles, tout ça sur un chemin de terre assez étroit. Nos camions ne pouvaient pas monter tout en haut. Il y avait deux ou trois kilomètres à parcourir. S'ils montaient, ils ne pouvaient plus redescendre, ils étaient bloqués par tout ce convoi. Donc on était obligés de tout monter à dos d'homme, et de redescendre de la même manière. Le matin on déchargeait le matériel avec des camions, et le soir on le ramenait sur nos épaules. On marchait, on faisait deux ou trois kilomètres avec qui une caisse, qui une caméra, les comédiens comme les autres. Imaginez que vous êtes au milieu de neuf cents poilus de la guerre de quatorze. Vous ne voyez rien de moderne autour. Vous êtes dans un paysage complètement désertique. Il n'y a plus rien, pas de camion, et vous êtes là avec les types, qui sont fatigués. Ils ont bossé toute la journée, et vraiment vous revenez du front, vous rentrez au campement. C'est Andréa je crois qui a écrit les chansons du film qu'il avait envoyées et on les chantait avec les comédiens. L'ingénieur du son nous enregistrait, et je crois que dans le mixage on entend à plusieurs reprises nos voix qui chantent les chansons. On répétait avec les comédiens les chansons, on chantait avec eux, on participait tous, et c'était drôle. On était au milieu de ces poilus de 14 en train de chanter des chansons du front, c'était assez troublant.

Q : C'est un film que j'aime beaucoup, que je trouve très moderne. Le paradoxe c'est qu'on part sur une année essentielle d'une guerre d'une autre époque, y a des arbalètes, il n'y a pas d'avions, pas de chars, et en même temps en filmant cela, on montre que c'est une guerre d'aujourd'hui, une guerre de commando. C'est ce qui risque de se reproduire.

A.C. : Le groupe Conan était entraîné par un ancien brigadier qui avait fait l'Algérie, et qui était chez les commandos. Et c'est lui qui avait expliqué justement, que lorsqu'on attaque à l'arme blanche on n'est jamais sur ce qu'on fait mais sur ce qu'on va faire après. Lorsque Torreton, dans l'attaque de nuit, la première attaque, où après avoir rampé, égorge un Bulgare, il regarde ailleurs. Quand on a sa victime, ce qui est épouvantable, c'est que le soldat tué n'a plus d'importance, ce qui importe c'est de savoir quel va être le prochain.

Louis d'Orazio – Philippe Fauconnier