Un hymne à la beauté, à la femme... au cinéma.

Pour avoir lu des critiques défavorables sur le dernier film des frères Taviani, Contes italiens, adaptés du Décaméron de Boccace, et avoir constaté que le public a de ce fait boudé ce film, il me semble nécessaire d'écrire ces quelques lignes d'humeur.

Sans vouloir déconsidérer le rôle de la critique, il me semble navrant de constater que le choix du public est souvent dicté par tels ou tels magazines que Michel Ciment, dans un récent numéro de Positif, accusait de faire partie de ce triangle des Bermudes dans lequel s'abîment tant de beaux films avant même que le public ait pu les voir et les juger.

Les critiques que j'ai pu lire sur le film des frères Taviani me semblent d'autant plus injustes qu'elles sont superficielles dans leur analyse et qu'elles véhiculent des stéréotypes éculés. Á les lire, les frères Taviani ne seraient plus capables, vu leur grand âge, de faire des films à la hauteur de leur réputation ; ils n'auraient plus rien à nous dire, en un mot avant c'était mieux qu'aujourd'hui. Le cinéma a toujours eu à souffrir de ce genre de jugement à l'emporte-pièce sur lequel il n’y a pas à s'attarder. Revenons à ce qui fait, selon moi, l'intérêt et la beauté du film des frères Taviani.

Une des premières images nous montre un jeune homme atteint de la peste noire qui se jette dans le vide, image emblématique du climat morbide qui pèse sur la ville de Florence dévastée en 1348 par l’épidémie qui ravage toute l'Europe. Face au désespoir d'une population aux prises avec cette sordide réalité, dix jeunes gens se réfugient sur les hauteurs de Fiesole, dans une superbe villa, pour nous faire partager, à l'aide de cinq récits, leur besoin d'amour, la force de leur jeunesse, en un mot, leur désir de vivre. Face à un tel projet cinématographique, on ne peut qu'être saisi par la pertinence d'un tel choix, notamment lorsqu'on se souvient de ce que dit Godard du cinéma qui, selon lui, « substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs ».

Ces Contes italiens sont autant d'hymnes à la liberté d'aimer dans ces temps de mort et de désolation. On peut même parler d'hymne à la féminité par la place centrale que les femmes occupent dans ce film. Elles sont toujours à l'origine des choix opérés par les différents protagonistes de ces récits qui viennent se substituer à la séquence morbide par laquelle s'ouvre ce film. Par cet effet de construction, les frères Taviani mettent en scène les aspirations d'une jeunesse qui veut vivre coûte que coûte et non pas subir cette peste et son cortège mortifère.

Pour parfaire cette entreprise de dénigrement à laquelle s'est livrée une partie de la critique, on a voulu comparer cette adaptation des frères Taviani à celle réalisée en 1971 par Pier Paolo Pasolini, comme si deux films réalisés à plus de 40 ans de distance l'un de l'autre pouvaient être comparés sans tenir compte des contextes qui en ont permis la réalisation.

Dans son Décaméron, Pasolini veut en découdre avec cette société italienne qui a toujours su agiter contre lui l'arme redoutable de la censure et user à son encontre d'une violence verbale et physique que l'on a peine à imaginer aujourd'hui. Il va jusqu'à se placer au centre de son oeuvre en offrant ses propres traits à un peintre, en l'occurrence Giotto, venu se substituer à Boccace lui-même. Comme pour mieux ridiculiser les codes moraux d'une société frileuse et bigote, il se place sous l'autorité de ces deux pères fondateurs de la culture italienne, exaltant ainsi avec plus de force le corps, le sexe dans toute sa beauté et sa plénitude.

Aujourd'hui, alors que les moeurs ont bien changé dans notre société occidentale, la peste n'a pas disparu bien au contraire. Elle réapparaît, bien différente de celle dont parle Boccace, mais tout aussi mortifère. On pense bien sûr à ces populations musulmanes qui doivent subir la loi de fanatiques qui usent de la religion pour mieux asseoir leur dictature fasciste. On pense à ces femmes qui ne peuvent vivre que dissimulées dans des sociétés qui les condamnent à vivre recluses et soumises. On pense aux coupeurs de têtes de la mouvance Daesh. Cette peste, « ce mal de notre temps » comme le dit Paolo Taviani, sévit aussi chez nous. En voyant ces jeunes gens qui expriment, par leurs récits, leur désir de mordre à la vie, comment ne pas évoquer cette jeunesse que nos sociétés en crise excluent et réduisent à la marginalité en la condamnant à un chômage qui brise leurs rêves d'avenir et dont on ne voit pas l'issue.

Comme réponse à cette peste et à ce sentiment de peur qui s'emparait de tout habitant de Florence, Boccace proposait cet art du récit dont ces dix jeunes gens réfugiés sur les hauteurs de Fiesole usent avec le raffinement d'une société qui veut préserver ses valeurs. C'est en cinéastes que les frères Taviani répondent aujourd'hui à cette même peste. La beauté de leurs cadres, les couleurs chatoyantes dont ils usent, composent ces images dont chacune, tel un tableau de la Renaissance, nous rappelle que c'est par l'art que nous parviendrons à combattre cette peur que cherchent à susciter en nous ceux qui veulent nous asservir. Hier comme aujourd'hui, notre principale arme de libération reste la culture. Les fanatiques de Daesh le savent bien, eux qui détruisent jour après jour les vestiges de ces cultures qui fondent l'identité des peuples qu'ils veulent asservir. Si les frères Taviani font le choix d'adapter à l'écran cette oeuvre majeure c'est pour mieux s'inscrire dans cette démarche qui place la culture au centre du combat que nous devons tous mener pour préserver notre identité et notre liberté.

Film après film, le discours des frères Taviani reste le même. Dans César doit mourir, c'est par l'art théâtral que les détenus de la prison de Rebibbia parviennent à oublier leur condition et à connaître ce moment de bonheur qui leur rend toute leur dignité, toute leur humanité. Que ce soit en prison ou sur les collines de Florence, en Occident comme en Orient, c'est par sa capacité de rêver, d'imaginer, de désirer que l'homme se libère. Il est important alors de rappeler le rôle que le cinéma doit assumer et il est d'autant plus important de l'affirmer que les frères Taviani nous parlent d'un pays où il est en crise.

Merci Paolo et Vittorio Taviani pour cette leçon de cinéma.

Louis d’Orazio