Les Journées du Film italien de Tours qui se sont déroulées, cette année, du 2 au 7 mars, ont connu un véritable succès. Les amoureux de l'Italie, les cinéphiles et tous ceux qui aiment aller au cinéma se sont déplacés en masse et n'ont pas manqué ce rendez-vous désormais annuel dans notre ville. Parmi les films qui ont été programmés, il me semble important de revenir sur le dernier film de Marco Tullio Giordana, Lea, projeté pour la première fois en France, et sur le premier long métrage de Fernando Muraca, La Terre des Saints, prix du jury du Festival du cinéma italien d'Annecy en 2015. Les deux réalisateurs étaient présents et leur rencontre, après les projections qui ont permis à chacun de découvrir le film de l'autre, a créé l'événement.

Leurs deux films traitent du même sujet à savoir la place et le rôle des femmes dans la 'Ndranghetta, la mafia calabraise, qui étend son influence au rythme de la mondialisation et qu'il semble difficile de combattre et pénétrer du fait de sa structure imperméable. Son budget équivaut à ceux de l'Estonie et de la Slovénie confondus. La ‘Ndranghetta étend ses activités bien au-delà de la région calabraise, touche les métropoles industrielles du monde, et concerne aussi bien les trafics de toutes sortes (drogues, armes, diamants, déchets toxiques...) que le blanchiment d'argent sale, le détournement de subventions, le racket ou encore le prêt à taux usuraire. Partout où il y a de l'argent, la 'Ndranghetta n'est pas loin comme nous l'a expliqué Fernando Muraca dans la discussion qui a suivi la projection de son film.

Lea raconte l'histoire réelle d'une victime de la 'Ndranghetta à laquelle appartient toute sa famille. Lea Garofolo est une femme qui ne veut pas que sa fille Denise vive dans ce milieu criminel. Pour l'en préserver, elle n'hésite pas à dénoncer à la police son compagnon et père de son enfant, auprès duquel elle vit à Milan où ce dernier exerce ses activités mafieuses. Commence, pour elle et sa fille, une vie sous protection policière qui les oblige à changer régulièrement d'appartement, de ville, de région et d'emploi. Mais lorsque ce programme de protection est interrompu par la police qui trouve que la collaboration de Lea n'est pas suffisamment fructueuse, celle-ci disparaît le 24 novembre 2009. Il appartient alors à Denise, sa fille, d'infiltrer l'organisation mafieuse familiale pour dénoncer les vrais coupables, avec la collaboration d'un repenti et pour qu'enfin la police puisse retrouver le corps de la victime enterrée sous une dalle de béton. Tous les coupables sont alors condamnés à la prison à perpétuité et Denise, âgée seulement de 24 ans, est contrainte de vivre désormais en permanence sous surveillance policière.

Dans La Terre des Saints (c'est le nom que l'on donnait autrefois à la Calabre), Vittoria est une jeune magistrate venue du Nord de l'Italie et nommée à Lamezia Terme (Calabre) pour lutter contre la 'Ndranghetta et briser le mur de l'omertà. Face à elle, Assunta ne peut abandonner l'organisation criminelle, même si celle-ci lui a tué son mari et la contraint à épouser Nando, le frère de ce dernier. Elle ne peut désobéir à l'injonction de sa sœur aînée Caterina et son mari, Alfredo, un chef mafieux en cavale. Elle n'a pas d'autre choix pour pouvoir protéger ses deux enfants, Franceschino et Giuseppe qui a déjà l'étoffe d'un chef.

La nuit même des noces, Nando, parti mettre le feu au magasin d'un commerçant récalcitrant, est arrêté par la police. C'est la première piste concrète qui s'offre à Vittoria. Mais Nando refuse de parler. Alfredo, qui apprécie de plus en plus son neveu Giuseppe, le fait rentrer dans l'organisation en tant que garde du corps de son propre fils Pasquale. La magistrate est contrainte impuissante d'assister à cette guerre fratricide que se livrent deux clans rivaux, les Raso et les Macri, une guerre qui n'épargne pas ceux qui sont en prison comme Nando et les jeunes gens, les propres enfants des commanditaires qui en sont les premières victimes. Nando décide alors de collaborer avec la police et Vittoria, consciente du danger qui menace les jeunes gens dans cette guerre sans merci, retire à Assunta la garde parentale de ses enfants. Si la police parvient à temps pour retirer le jeune Franceschino de l'école, il n'en est pas de même pour Giuseppe qui est tué dans une embuscade destinée à éliminer Pasquale, le fils du chef Alfredo. Pour Assunta c'en est de trop. Pour se venger de sa sœur Caterina en qui elle voit une responsable de la mort de son fils, elle décide de collaborer avec la justice. Ainsi, Alfredo, qui vivait caché, est arrêté. Assunta bénéficie d'une protection policière et Vittoria va vivre dans une caserne pour des raisons de sécurité. Caterina quant à elle, échappe à toute poursuite. La guerre contre la 'Ndranghetta n'est pas finie même si une bataille vient d'être remportée. Pour Vittoria, la magistrate, ce n'est que le début d'un long chemin qui lui reste à parcourir pour atteindre le but qu'elle s'était fixé en arrivant à Lamezia Terme.

Ces deux films si différents par leur nature, celui de Marco Tullio Giordana partant de faits rigoureusement vrais, celui de Fernando Muraca, pure fiction qui se nourrit d'un contexte bien réel, se rejoignent dans la manière qu'ont les deux réalisateurs de conduire leur narration. Tous deux racontent leur histoire à partir du regard des femmes. Dans ces deux films, il est question de l'amour d'une mère pour ses enfants. Lea veut préserver Denise, sa fille, du milieu dans lequel elle est contrainte de vivre, tandis qu'Assunta se bat désespérément pour protéger ses deux fils.

Dans La Terre des Saints, à la magistrate qui veut lui retirer la garde de ses enfants en faisant appliquer la loi de protection à l'enfance en danger, Assunta demande : « Mais quelle femme es-tu si tu enlèves ses enfants à une mère ? » Et la magistrate de lui rétorquer : « Et vous, qui faites tuer vos enfants, quelle mère êtes-vous ? ». Malgré ce fossé d'incompréhension qui sépare ces deux femmes, elles vont tomber dans les bras l'une de l'autre en apprenant la mort du jeune Giuseppe, le fils d'Assunta. L'amour d'une mère pour ses enfants est bien la clé de ces deux films. Cet amour maternel est seul capable d'ouvrir une brèche dans cette forteresse imprenable que semble être la 'Ndranghetta.

Pas un spectateur n'est resté insensible aux félicitations du réalisateur confirmé de Lea au jeune réalisateur de La Terre des Saints. Cette reconnaissance aussi émouvante soit-elle nous rappelle ce qui caractérise le cinéma italien et la mission qu'il s'était donnée au lendemain de la deuxième guerre mondiale. On peut dire que chacun à sa manière, Marco Tullio Giordana et Fernando Muraca, sont les héritiers du néo-réalisme, un cinéma qui radioscopie le réel pour en découvrir le sens caché. Représenter la réalité, c'est en quelque sorte la comprendre mais aussi en révéler les failles. Certes ce n'est pas le cinéma qui changera le monde mais il montre et dénonce. C'est à nous, citoyens-spectateurs, qu'il appartient alors d'agir et dans ce cas précis, de lutter contre ces organisations criminelles.

Louis d'Orazio

Cinefil N° 47 - Mars/Avril 2016