Orson Welles, une carrière d'une cinquantaine d'années entre le théâtre, la radio, le cinéma et la télévision.

Une œuvre riche et complexe, d'une créativité peu commune, innovante à bien des égards.

Un parcours tourmenté, jonché de conflits avec les sociétés de production… et sur le bord, des films ébauchés, inachevés ou perdus…

Impossible de faire le tour de tout cela en quelques lignes. On se contentera donc de suivre l'exemple d'Orson Welles, en ne donnant que des indices pour explorer un univers singulier, assez unique, en laissant à chacun le soin d'être attentif à ce qui le provoque, le questionne, l'émeut ou l'émerveille.

Orson Welles était un acteur.

En dehors des rôles qu'il a tenus dans ses propres films, il a joué dans plus de 100 autres films. On ne peut pas tous les citer, mais on ne peut pas oublier Harry Lime dans Le Troisième homme de Carol Reed (évidemment), ou le réalisateur apathique dans La Ricotta de Pasolini (dans lequel quand on lui demande son opinion sur Fellini, il ne trouve rien de mieux à répondre que « Il danse »), ou bien encore Jonathan Wilk, l'avocat persuasif plaidant contre la peine de mort dans Le Génie du mal de Richard Fleischer, entre autres…

Un acteur qui aimait beaucoup métamorphoser son apparence, parfois jusqu'à l'excès. On peut se souvenir, par exemple, de son interprétation du colonel Haki dans Voyage au pays de la peur (Staline tel qu'il eût été s'il avait été conçu par le Carnaval de Nice), ou de celle de Bayan (savoureuse et explosive juxtaposition d'Attila et de Gengis Khan) dans La Rose noire de Henry Hathaway. Maquillages appuyés et costumes extravagants ne confèrent pas à ces personnages ce qu'on appelle du réalisme. En revanche, l'esprit qui leur est insufflé par Orson Welles, porté par sa voix chaude, leur donne une étonnante vérité. Sans doute peut-on voir là l'héritage de l'expérience d'un homme de théâtre et de radio.

Orson Welles était un réalisateur.

Dès Citizen Kane, son premier film, Orson Welles casse la narration linéaire, lui préférant un labyrinthe de flash-back, dans lesquels l'image convenue d'un personnage est perpétuellement remise en cause, troublant la vision qu'on peut en avoir, tout en l'élargissant, pour n'en garder au final que la sensation confuse d'une présence, difficilement réductible à une définition immuable. Il pousse cette idée à son paroxysme, non sans humour, dans l'illustre et éblouissante scène finale de La Dame de Shanghai, où les coups de feu qu'échangent les protagonistes brisent les miroirs d'un palais des glaces.

Un autre moyen est utilisé pour susciter le même trouble, qui consiste à jouer avec la profondeur de champ. Là où une certaine tradition hollywoodienne dirige le regard sur un seul élément en estompant les autres, Welles met autant en valeur le sujet central que ce qui l'entoure, avec la même netteté. Ainsi, il ne propose pas de suivre les tribulations d'un personnage dans un décor, mais tend à nous faire observer le personnage comme élément du décor, et le décor comme prolongement du personnage.

C'est un tableau du monde qui est offert et c'est la raison pour laquelle l'espace donné à une scène est toujours extrêmement significatif. Au moment de sa chute, Kane est filmé sous les hauts plafonds du vaste hall d'entrée de Xanadu, entièrement saisi dans le cadre, ce qui réduit Kane à un insecte isolé dans l'immensité de l'édifice baroque.

Une observation identique est applicable au champ sonore. Les voix des acteurs ont des timbres qui les font dialoguer entre elles, indépendamment de la signification du texte. Le rythme de la diction indique la tonalité de la scène mieux que ne le ferait tout élément explicite. Les voix se font écho, ou bien se superposent, ou bien encore émanent d'espaces multiples. Parfois avec le recours des bruitages et de la musique, qui sont rarement illustratifs, mais plutôt employés comme étant d'autres voix de la partition. On est dérouté autant par le son que par l'image.

Ces procédés révèlent aussi une très grande part de subjectivité. Orson Welles, s'il refuse de réduire le monde à quelques idées préconçues, ne se veut pas pour autant donneur de leçons. Il choisit de transcrire les questions qu'il se pose en un flot tumultueux d'images, de peindre avec faste les errances de la pensée, d'écarter une à une toutes les fausses réponses, pour défendre avec acharnement sa position d'individu, de sujet libre. À ce propos, les films qu'il a réalisés à partir des pièces de Shakespeare, source inépuisable d'inspiration, sont tout à fait éclairants. En démontant la savante architecture des constructions de Shakespeare, pour recréer une dramaturgie plus nerveuse, plus adéquate à une adaptation cinématographique, il ne perd rien des enjeux dramatiques. Il les renforce au contraire en les rapprochant de ses propres préoccupations, en les resserrant autour de sa "lecture".

Et il propose aux spectateurs de partager le cheminement de ses réflexions, les invitant eux aussi à jouer de leur subjectivité. L'abîme dans lequel est projeté Othello, à la fin de son parcours tragique, est rendue à l'écran par un mouvement tourbillonnant de caméra qui se termine par un gros plan sur fond noir du visage d'Othello, profèrant sa dernière réplique avec une saisissante intensité. Tout en restant fidèle au magnifique texte de Shakespeare, Othello-Welles s'adresse alors directement au spectateur, l'exhortant non seulement à ne pas le juger, mais à laisser infuser en lui le spectacle d'une vie tel qu'il vient de lui être offert et encore peut-être, à s'interroger sur ses propres méandres.

Orson Welles était Orson Welles.

Guy Schwitthal

Cinefil N° 47 - Mars/Avril 2016