Collection Folio – Editions Gallimard

La biographie de Fellini par Benito Merlino ravira tous ceux qui veulent découvrir ou approfondir leurs connaissances concernant Federico Fellini et son œuvre. L’auteur, lui-même scénariste de courts-métrages et compositeur de musique de films et de chansons, est plus un passionné et un admirateur de Fellini qu’un spécialiste de cinéma. L’approche n’en n’est pas moins documentée et riche ; elle retrace toute la vie et la carrière de Fellini en les replaçant dans le contexte de l’histoire politique et sociale de l’Italie.

L’auteur met ainsi très bien en évidence ce que certaines séquences des Vittelloni (1953) ou d’Amarcord (1973) doivent aux souvenirs d’enfance du cinéaste à Rimini où il était né en 1920. Parti à Rome à 19 ans, Federico Fellini est d’abord employé au journal satirique Marc’Aurelio comme caricaturiste et auteur d’articles humoristiques. La déclaration de guerre de l’Italie fasciste à la France le 10 juin 1940 ne marque pas une rupture pour Fellini qui échappe à la conscription en se faisant employer comme chroniqueur à la radio pour soutenir notamment le moral des troupes et du pays. Son travail au Marc’Aurélio lui permettra de fréquenter de nombreux futurs scénaristes comme Ruggero Maccari, qui sera notamment le scénariste du Fanfaron, d’Une journée particulière et d’Affreux sales et méchants, mais également de commencer à écrire lui-même quelques scénarii de films comiques pour les réalisateurs Mario Mattoli et Mario Bonnard (Campo dei Fiori).

La chute de Mussolini, destitué par Victor Emmanuel III le 25 juillet1943, inaugure une nouvelle période plus instable où l’armée allemande, qui tente d’enrayer la progression des alliés après leur débarquement en Sicile, exerce de fait la véritable autorité. Le Marc’ Aurelio est fermé et Fellini, craignant d’être mobilisé de force, rentre dans une semi clandestinité. L’année 1943 sera également l’année de son mariage avec Giulietta Masina rencontrée à la radio à l’occasion d’un sketch qu’elle avait interprété pour lui ; elle continuera de l’accompagner tout au long de sa carrière avec notamment son inoubliable interprétation du personnage de Gelsomina dans La Strada (1954). A l’issue de la guerre, c’est cependant Rossellini qui lui permettra de rentrer véritablement et définitivement dans le monde du cinéma. Fellini, en collaboration avec Sergio Amidei, écrira notamment le scénario de Rome ville ouverte. Cette collaboration avec Rossellini se poursuivra avec Paisa, Le Miracle, Onze Fioretti de François d’Assise.

Dans un premier temps, Fellini va alors enchaîner les succès en développant un cinéma encore marqué par un certain réalisme : Les Vittelloni Lion d’argent à Venise en 1953, La Strada en 1954, Oscar en 1956 du meilleur film étranger, et surtout sans doute le film le plus connu de cette période La Dolce Vita (1959) dont le personnage de Paparazzo sera à l’origine du mot «paparazzi» désignant encore aujourd’hui les photographes sans scrupules de la presse à scandale. La Dolce Vita recevra la Palme d’or à Cannes en 1960 sous la direction d’un jury présidé par Georges Simenon qui vouera à Fellini, tout le long de sa vie, une amitié fidèle. Dans une lettre adressée à Fellini au cours de l’été 1985, ce dernier résumant d’un mot son œuvre cinématographique qualifiera son ami de «prototype des créateurs» qui «n’a jamais imité personne, (et) n’a suivi aucune mode».

De fait La Tentation du docteur Antonio (1962), l’un des courts-métrages de Boccace 70, constitue une rupture assumée vers un cinéma plus onirique, plus libre, plus déroutant, en un mot plus baroque. L’œuvre cinématographique de Fellini explore ainsi les difficultés de la création artistique (avec 8 ½ en 1963), la décadence de la Rome antique, telle que Pétrone la raconte (dans Satyricon en 1969), dresse le portrait d’une Rome moderne exubérante (dans Fellini Roma en 1972, où la vie qui grouille en surface réveille parfois, lors de la construction d’une station de métro, les fresques, bien fragiles, d’une demeure antique enfouie au plus profond de la ville), et revient sur le Rimini de son enfance (avec Amarcord en 1973).

Pourtant, le cinéma de la période de la fin des années 70 et des années 80 se fait plus désenchanté. Prova d’Orchestra (1978), l’année de l’enlèvement et de l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades Rouges, est d’après Benito Merlino le film le plus directement politique de Fellini. L’avant-première aura d’ailleurs lieu au palais du Quirinal, siège de la présidence italienne. A travers l’exposition des dissonances d’un orchestre, c’est toute la société italienne à la dérive que semble décrire Fellini même si l’exégèse faite du film dépassera, selon Fellini lui-même, «ce qu’il avait l’intention d’y mettre». E la nave va (1983), à travers le récit d’une croisière lors de l’été 1914 en Méditerranée, dresse le portrait d’une Europe au bord du gouffre : la guerre de 14 représentera une forme de suicide intellectuel dont elle ne se relèvera pas. Ginger et Fred (1985), avec la personnification des comédies musicales américaines à travers Ginger Rogers et Fred Astaire, dénonce le monde de la télévision qui affadit tout, banalise tout, retire aux spectacles leur part de magie, et exacerbe une logique de rentabilité et de part de marché à conquérir. Fellini dénoncera l’évolution de la télévision italienne qui préfigurera celle de la France où les coupures publicitaires des films lui apparaîtront comme des sacrilèges commis sur des œuvres artistiques que sont les films. Pourtant l’homme n’est pas exempt de contradiction puisqu’il tournera lui-même des spots publicitaires pour les marques Barilla et Campari.

Evoquer Fellini c’est aussi évoquer en contre-point d’autres grandes figures du monde du cinéma auxquelles il restera fidèle au cours de sa carrière. Le compositeur Nino Rota (décédé en 1979) réalisera ainsi la musique de 17 des 23 films de Fellini. L’acteur Marcello Mastroianni (décédé en 1996), dont on a dit qu’il incarnait le personnage de Fellini lui-même dans 8 ½, est une autre grande figure du cinéma qui restera toujours très proche du réalisateur qu’il accompagna dans plusieurs de ses films : La Dolce Vita, Fellini Roma, Ginger et Fred. Dante Ferretti, architecte décorateur, jouera également un rôle majeur au sein de l’univers fellinien dans les films de la fin de carrière du réalisateur : E la nave va (1983), Ginger et Fred (1985), La Voce della luna (1990).

Si Fellini continue de recevoir les honneurs de la profession comme en 1985 avec le Lion d’or d’honneur de la Mostra de Venise pour l’ensemble de son œuvre cinématographique en même temps que Manuel de Oliveira et John Huston, il ne semble plus y prêter grande attention. L’essentiel de sa carrière et de son apport à l’histoire du cinéma est derrière lui et il le sait. La crise des véritables élites intellectuelles et artistiques en mal d’inspiration cède progressivement la place à une société du spectacle futile et souvent vulgaire. Les années 80 en Italie dans le monde de l’audiovisuel sont en effet déjà celles de Silvio Berlusconi qui crée, avec Canale 5, la première chaîne de télévision privée à l’échelle nationale, puis rachète les chaînes Italia 1 au groupe Rusconi (1982) et Rete 4 au groupe Mondadori (1984). Fellini ne verra cependant pas la montée politique de Berlusconi qui créera son propre parti Forza Italia en 1994. Malade, il décède en effet à l’âge de 73 ans en octobre 1993; Giulietta lui survivra cinq mois. Le beau couple Federico Fellini-Giulietta Masina, après 50 ans de mariage, comptera parmi les records de longévité dans le monde du cinéma.

Eudes Girard

Cinefil N° 47 - Mars/Avril 2016