Le festival de cinéma de la Rochelle (du 1 au 10 juillet 2016) fut, comme à son habitude, riche de son éclectisme. Nous avons ainsi pu avoir le plaisir de voir des comédies italiennes à l’humour souvent grinçant (rétrospective Alberto Sordi), quelques œuvres documentaires de Frederick Wiseman, quelques chefs d’œuvre déjà consacrés du cinéma classique (Ordet de Dreyer, 1955) à côté de films plus récents (Le Mystère von Bülow de Barbet Schröder,1990) ou évoquant des problématiques très contemporaines (Fuocoammare, par-delà Lampedusa) au sein de la programmation «ici et maintenant» et en présence du réalisateur Gianfranco Rosi.

La rétrospective Alberto Sordi (1920-2003) a permis, par delà le légitime hommage rendu à un acteur majeur de la comédie italienne, de retrouver quelques grands réalisateurs de l’âge d’or du cinéma et de la comédie italienne. Si Vittorio De Sica (1901-1974) est surtout connu pour sa période néo-réaliste de l’immédiat après guerre (Sciuscia, 1946 ; le Voleur de bicyclette, 1948), les films qu’il réalisera ultérieurement continueront de témoigner, selon un autre point de vue cinématographique, et souvent avec une certaine amertume, du «miracle italien» des trente glorieuses. Ainsi dans Il Boom (1963), De Sica dresse-t-il le portrait particulièrement cruel d’une bourgeoisie italienne portée par le miracle économique au sein d’une Italie en pleine transformation (urbanisation, essor d’une société de loisir). Faute de pouvoir se rétablir financièrement et ne pouvant compter sur sa propre famille, un homme d’affaire est contraint d’accepter de vendre un œil, transféré lors d’une opération chirurgicale, à un plus puissant et plus riche que lui.

Ce ton grinçant et dramatique, derrière la satire sociale, s’observe également dans Mafioso (1962) d’Alberto Lattuada (1914-2005) qui nous présente un saisissant portrait des rapports Nord - Sud au sein de l’Italie. Un contremaître des usines automobiles de Turin d’origine sicilienne, retourne pendant les vacances avec sa femme et ses enfants au sein de sa propre famille en Sicile ; c’est pour le cinéaste l’occasion de mettre en évidence à quel point les formations sociales (les coutumes, le langage, la gastronomie, l’économie) de l’Italie du Sud et de celle du Nord sont différentes. Contraint par le poids des traditions et à son corps défendant, il sera même amené à servir la Mafia tout en restant en apparence un honorable contremaître…

La Grande pagaille (1960) de Comencini (1916-2007) fut l’un des films majeurs de la carrière d’Alberto Sordi qui s’était néanmoins déjà révélé être un grand acteur dans I Vitelloni de Fellini (1953). La situation rocambolesque, confuse et pourtant absolument dramatique de l’Italie au cours de l’année 1943 est ici présentée à travers le périple de quatre soldats démobilisés qui tentent de rentrer chez eux. Comencini mélange constamment la farce et le drame comme pour mieux faire saisir le désarroi profond des protagonistes au sein d’une Italie désorganisée, désunie, et en pleine pagaille… Ces soldats sont des perdus de l’Histoire italienne, une Histoire qui en pleine Seconde Guerre Mondiale bégaie pour l’Italie lorsqu’elle semble changer de camp…

Un sort à part doit être réservé à Un bourgeois tout petit petit (1977) de Monicelli tant ce film fut marquant pour bon nombre de festivaliers (ce film n’est curieusement passé qu’une seule fois contrairement aux autres films qui durant la durée du festival sont pour la plupart projetées deux ou trois fois). Monicelli (1915-2010), connu surtout pour ses comédies dont certaines mettent en scène le célèbre comique italien Totò (1898-1967) comme notamment Le Pigeon (1958), dresse ici le portrait d’une Italie des années 70, livrée à la déliquescence de l’État et où la religion et la franc-maçonnerie, aussi impuissantes et mystificatrices l’une que l’autre, sont renvoyées dos à dos. Face à ce vide des institutions et dans le double contexte de la violence des « années de plomb » et de l’arrêt du « miracle italien », un père de famille dont le fils a été assassiné est amené à rendre une parodie de justice avec une violence tout aussi effroyable que celle qui arme les groupuscules extrémistes de l’époque. Alberto Sordi campe là l’un des plus grands rôles de sa carrière passant du registre de la comédie à celui de la tragédie. Un film qui mériterait très certainement d’être redécouvert lors des Journées du Festival Italien de Tours par exemple.

En somme, à travers ces quatre films, parmi seize rendant hommage à cet acteur pendant le festival, c’est tout un pan de l’histoire et la société italienne qu'il nous a été donné de voir. C'est ce que souligne Anne Dessouant, journaliste cinéma à Télérama, parlant d’Alberto Sordi : « Du Nord au Sud, les Italiens se sont reconnus en lui. Ce qui est en soi un immense exploit national : l’unité italienne s’est faite aussi avec Sordi ! »

Tout autre fut l’expérience à vivre du cinéma de Frederick Wiseman (né en 1921) et présent lors du festival 2016. Frederick Wiseman, à l’origine professeur de droit, passa à la réalisation assez tardivement puisque son premier film documentaire Titicut Folies date de 1968. Il a alors 47 ans. Voir un film de Wiseman ne laisse jamais indifférent et ses films, une fois vus, laissent souvent une marque profonde en chacun de nous. Car plus que de visionner il s’agit bien ici d’une expérience cinématographique à vivre face à des films de près de 3 heures (Welfare) ou de 4 heures (At Berkeley). Basic training sur le camp d’entraînement de Fort Knox durant la guerre du Vietnam est plus court (1 h 30). À travers l’effacement du cinéaste (à la différence d’un Mickael Moore omniprésent dans ses documentaires), de très nombreuses heures de tournage sur place comme pour mieux faire oublier la présence de la caméra, et l’absolu neutralité du regard (là encore à la différence d’un Mickael Moore), le cinéma de Wiseman cherche à saisir le réel, à faire corps avec lui, pour mieux faire émerger une vérité. Ainsi ces trois films documentaires apparaissent-ils à chaque fois comme une formidable leçon sur l’identité de l’Amérique : le mythe de l’invincibilité de la nation américaine et de ses « guerres du droit » au moment même où la guerre du Vietnam allait justement remettre en cause ces certitudes (Basic training, 1971), la difficile et nécessaire construction d’un welfare state face à la question des minorités mais aussi de toutes les fragilités de la société américaine (jeunes femmes avec enfant et sans ressources, chômeurs) (Welfare, 1975), l’excellence de ses universités au rayonnement mondial et qui incarnent profondément l’un des piliers de la démocratie libérale américaine (At Berkeley, 2013). Si entre le début des années 70 et aujourd’hui le chef opérateur des films de Wiseman a changé (passant de William Brayne à John Davey), la méthode, si particulière, est restée la même. Plus que l’image c’est d’ailleurs le son, qu’il capte le plus souvent lui-même, qui prend une dimension majeure dans l’œuvre du réalisateur, un son totalement diégétique, parfois off comme le bruit de fond des autres conversations et des machines à écrire dans Welfare et qui nous met d’emblée dans l’ambiance des institutions qu’il cherche à filmer : un camp militaire du Kentucky, un bureau d’assistance à New York, une université californienne. La comparaison entre deux documentaires comme Welfare et At Berkeley met aussi en évidence l’évolution des catégories de la population touchées par la pauvreté au sein de la société américaine : si en 1975 Welfare met en évidence la question des minorités pauvres et notamment encore très clairement à l’époque celle de la minorité noire, At Berkeley en 2013 évoque aujourd’hui une nouvelle pauvreté qui affecte les banlieues suburbaines des classes moyennes blanches qui voient parfois leur maison saisie par les banques qu’elles ne peuvent plus rembourser. Le populisme qui menace aujourd’hui la société américaine trouve ici sans doute l’un de ses ressorts les plus puissants. Basic training en filmant un camp d’entraînement militaire au cours de l’été 1970 met, entre autre, en lumière les mécanismes universels de la pression morale du groupe face à l’individu moins performant dans le cadre d’une institution coercitive comme peut l’être l’institution militaire. À la lueur de plusieurs scènes il n’est pas impossible de penser que Stanley Kubrick se soit inspiré de Basic training (1971) pour réaliser la première partie de Full Metal Jacket (1986).

La rétrospective du cinéaste danois Dreyer (1889-1968) a été l’occasion de voir Ordet (1955) qui questionne de façon sublime la question de la foi et la prière ainsi que leur portée sur le réel. Entre La passion de Jeanne d’Arc réalisé en 1928 (dont la projection avait été organisée sur un écran géant au sein de l’église Saint-Sauveur de la Rochelle le samedi 2 juillet au soir, autre grand moment du festival) et Ordet en 1955, les questionnements de Dreyer restent finalement les mêmes. La maîtrise cinématographique des plans et le choix du cadrage font par ailleurs de Ordet une œuvre d’une très grande beauté esthétique digne d’intérêt et d’analyse au sein des écoles de cinéma. Parallèlement une exposition photographique (visible tout l’été) des clichés du réalisateur lui-même, pris tout au long de sa carrière, était organisée à la tour de la Lanterne : le festival irrigue désormais tout le centre ville.

Le Mystère von Bülow (1990) fut l’un des films de la rétrospective consacrée à Barbet Schroeder (né en 1941). La construction du récit est originale dans la mesure où, après le générique présentant les images des somptueuses villas de luxe de la côte de Rhode Island près de New Port qui nous plonge d’emblée dans la vie de la haute bourgeoisie américaine, il s’ouvre sur les paroles d’une femme plongée dans le coma et qui semble interpeller le spectateur un peu à l’image du procédé narratif mis en œuvre dans Boulevard du Crépuscule (1950) de Billy Wilder. Dans son second film américain après Barfly, Barbet Schroeder reprend ici l’histoire véridique du procès en appel de Claus von Bülow accusé d’avoir empoisonné sa femme Sunny plongée depuis 1980 dans un profond coma. La force du film réside quant au procédé narratif dans sa capacité à ne jamais dévoiler un point de vue censé être la vérité et qui s’imposerait définitivement au spectateur. Si, comme le rappelle son avocat à la fin du film, juridiquement le procès est un succès pour Claus, moralement, la question de son innocence ou de sa culpabilité restera en suspens…

Enfin la soirée du CCAS-CMCAS¹ mardi 5 juillet fut l’occasion de présenter Fuocoammare, par-delà Lampedusa du réalisateur Gianfranco Rosi en sa présence. Cette projection s’inscrivait également dans le cycle « ici et ailleurs » présentant 44 films tournés en 2015 ou 2016 et témoignant des multiples problématiques du monde actuel. Le cinéma apparaît ainsi, plus que jamais, comme une ouverture sur le monde, une ouverture sur l’autre et le festival de la Rochelle sait aussi répondre à cette exigence. Avec une dimension documentaire revendiquée qui confine au néo-réalisme, Gianfranco Rosi traite ici du problème des migrants à Lampedusa, où en 20 ans, près de 400 000 personnes ont transité. Petite île méditerranéenne au sud de la Sicile Lampedusa voit deux mondes s’ignorer et coexister : celui des pêcheurs locaux, préoccupés par la possibilité de sortir en mer ou non, vu à travers les yeux d’un petit garçon (l’on pense par exemple ici au Voleur de bicyclette), et celui des migrants provenant de toute l’Afrique, contenus au sein des camps de transit. Arrivés dans le plus grand dénuement, souvent à bout de force pour ceux qui ne décèdent pas en route, ces migrants, récupérés très fréquemment par la marine et les gardes-côtes italiens, interpellent notre conscience. La sobriété du film et son absence de militantisme apparent ne l’empêchent pas, au contraire, d’être une œuvre forte qui nous interroge tous. En février 2016 Fuocoammare fut le premier documentaire à recevoir l’Ours d’or au festival du film de Berlin.

Mais la vie d’un festival ne se réduit pas à des projections, des conférences, des rencontres organisées et instituées, elle s’exprime aussi par des rencontres fortuites, celle d’Agnès Varda par exemple, toujours souriante et pétillante à la librairie (provisoire) de la Coursive, et venue accompagner la projection de Cléo de 5 à 7 (1961), par des moments de découverte culturelle que l’on a envie de faire partager (le film de Monicelli Un bourgeois tout petit petit, 1977), par des rencontres avec d’autres cinéphiles de Tours ou d’autres villes. Toujours des moments de joie, de bonne humeur et de bonheur. En quittant la Rochelle dans la journée du mercredi 6 juillet le soleil qui nous avait tant manqué jusqu’à présent finit par s’imposer annonçant le véritable commencement de l’été… Tout un symbole.

Eudes Girard

Cinefil N° 49 - Octobre 2016

1: Centre Communal d’Action Sociale-Caisses Mutuelles Complémentaires et d’Action Sociale.