Note publiée dans
Découvrir les films de Jean Rouch : collecte d'archives, inventaire et partage - Éditions CNC, 2010

Au-delà de l’amitié qui liait Jean Rouch et Manoel de Oliveira, il existe entre leurs œuvres respectives un certain nombre d’affinités poétiques et thématiques que je voudrais souligner ici. Oliveira, centenaire, et Rouch ont été tous deux attirés par les avant-gardes : l’un par les cercles artistiques et littéraires de Porto, l’autre par le surréalisme, fût-il à distance ou plutôt comme distance. Très vite vint le goût chez Rouch d’un ailleurs rimbaldien, et c’est la découverte de l’Afrique fantôme, pour reprendre le beau titre de Michel Leiris, dont il fut le collègue au musée de l’Homme.

Les deux cinéastes sont passionnés par les maîtres du montage : l’Allemand Walter Ruttmann et son Berlin, symphonie d’une grande ville, et le Russe Dziga Vertov avec son Ciné-œil et son Kino Pravda, (cinéma-vérité). Même si dix ans séparent Jean Rouch et Manoel de Oliveira, « c’est mon horizon de vie » disait Rouch de son ami Manoel, on peut noter une passion commune pour les avant-gardes artistiques et cinématographiques. Jean Rouch est connu comme étant l’un des maîtres du cinéma direct ; on sait moins que les débuts de Manoel de Oliveira se firent dès 1931, caméra à l’épaule en réalisant Douro, travail fluvial, tourné dans le nord du Portugal. Oliveira prolonge sa démarche esthétique avec Acte du Printemps (1962), représentation populaire du Mystère de la Passion, dont Paulo Rocha parle très bien dans son portrait du cinéaste Oliveira l’architecte : « Dans ce film mon propos était de faire converser le Manoel manchot de La Chasse, le Judas de l’Acte du Printemps, le conducteur de bœufs de Douro, travail fluvial, autant d’images du Nord et des temps héroïques, dans lesquels Manoel, réalisateur inconnu, solitaire, et seul à la caméra, filmait sans équipes, tâtant les pulsations du corps et les dilemmes de la conscience (1). » Cette description de Oliveira au travail semble parfaitement s’appliquer à la méthode de Rouch ; « Dans Acte du Printemps, il s’agit moins de gestes et d’éclats que d’une soumission générale à un cérémonial dont la forme discipline le dialogue, conduit au chant. La fidélité d’Oliveira est, malgré la recomposition totale de la passion, semblable à celle de Rouch devant ses Africains. Et Acte du Printemps, Maîtres fous chrétien, exige du public “soit communion totale, soit distance de païen“ » note à juste titre Jean-Claude Biette (2).

Si on peut constater de réelles ressemblances dans les méthodes du premier Oliveira et du Rouch ethnologue-cinéaste, il convient également d’évoquer des affinités d’ordre thématique. On pense par exemple aux formes de la cruauté, à la fois dans A Caça (La Chasse) de Manoel de Oliveira et dans Gare du Nord de Jean Rouch, tous deux évitant un happy end lénifiant, même si la censure salazariste oblige Oliveira à tourner une fin postiche. Du reste, Jean Rouch tenait en grande estime le film de son ami, A Caça (1963).

Un autre aspect important, dans les deux œuvres, si l’on veut esquisser une thématique d’inspiration bachelardienne, est la présence de l’eau, prenant souvent la forme du fleuve, qu’il s’agisse du Douro ou du Niger. L’eau comme élément nourricier, fécondant, positif de manière éclatante dans Val Abraham (1993) et dans Madame l’eau (1992). Cette affinité élective va donner lieu à un film qu’ils tourneront ensemble, en quelque sorte à quatre mains En une poignée de mains amies (1996). Ce film réalisé avec une caméra légère est une déclaration d’amour à deux voix faite à la ville de Porto et au pont du Français Gustave Eiffel qui relie les deux rives du Douro. Rouch, l’ingénieur des Ponts-et-Chaussées et Oliveira l’architecte (à qui son ami avait décerné le grade de docteur honoris causa en architecture) se retrouvent dans le Porto de mon enfance pour mieux retrouver l’enfance du cinéma.

Véritable métaphore de leur amitié, le film procède par longs travellings avant, parfois en vues aériennes, ponctués de longues citations en français et en portugais du poème Les Lusiades de Luis de Camoens célébrant les grandes découvertes. À la fin du film, le fleuve Douro s’ouvre en une vision océanique sur le hors-champ du monde. Dire et filmer le monde, pour Jean Rouch et Manoel de Oliveira, c’est véritablement marcher d’un même pas.

Jean Pierre Touati

Cinefil N° 49 - Octobre 2016

(1) Extrait du texte de présentation du film Oliveira l’architecte à la Cinémathèque portugaise le 14 octobre 1993 de la collection « Cinéma de notre temps ».
(2) Le Cinéma portugais, Editions Centre Pompidou, 1982.