Le 4 juillet 2016 disparaissait Abbas Kiarostami. Lui rendre hommage c'est dire d'abord ce que nous lui devons. Il ouvrit nos regards d'Occidentaux à des images nouvelles et des récits nouveaux. Au milieu des années 80, les films de Kiarostami sont projetés dans des festivals. Où est la maison de mon ami ? en 1987 remporte des prix à Locarno. Dans ce film, un écolier part à la recherche de son camarade à qui il doit rendre son cahier sous peine de le faire renvoyer de l'école. Ce film narratif simple, permet au spectateur de découvrir un paysage rural splendide. La route sillonne la montagne en faisant un grand Z.

Ce paysage sauvage devient spirituel, porteur de signes, de culture, de la même manière qu'en parcourant les villages Kiarostami nous fait entendre les croyances et traditions populaires. Le spectateur occidental y retrouve des repères. Kiarostami reprend le geste documentaire de Rossellini filmant au plus près de la réalité pour lui donner une valeur morale, le geste du néo-réalisme italien qui place les questions morales dans des personnages d'enfant afin d'offrir au spectateur un regard nouveau sur son monde. Ahmad est un frère du Bruno du Voleur de bicyclette.

Mais dans ce film, comme dans d'autres, la tradition persane est présente. La poésie d'Omar Khayyam est lue, on a même fait le rapprochement entre ses images et les miniatures persanes. Ce qu'a permis Kiarostami, c'est d'établir un lien avec l'Orient. Cet Orient de culture perse, dans laquelle l'art interroge la nature, cherche à l'imiter pour évoquer le monde absolu. La meilleure façon d'entendre cette synthèse des cultures occidentale et persane est de citer Kiarostami répondant à une question sur son cinéma par une citation du poète Mawlana Djalâl ad-Dîn Rûmî, mort en 1273 : « Tu es ma balle de polo poursuivie par ma crosse. Je cours sans cesse pour te suivre bien que ce soit moi qui te pourchasse. » Cette image de poursuite met en avant le désir de recherche, le mouvement permanent des films de Kiarostami. On y a souvent vu des road-movies sauf qu'il n'y ni véritable fuite ni course vers l'abîme. Le parcours dans le paysage est une initiation que représente le personnage et que le film offre au spectateur. La fiction mêlée au documentaire sert à rapprocher au plus près le parcours intérieur du personnage de celui du spectateur.

Kiarostami manifeste très tôt un goût pour la peinture et le dessin, il l'étudie jusqu'à rencontrer la publicité. La réalisation de spots publicitaires lui ouvre les portes du cinéma. En effet, à la fin des années 60, le régime souhaite développer le cinéma au sein du Kanun, l’Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes. Kiarostami y entre et réalise quantité de films qui prennent tous pour personnages des enfants. Il les filme dans leur quotidien. Ces films sont remarqués en Europe notamment Le Pain et la rue en 1970. Donner la parole aux enfants, s'intéresser à ce qui les intéresse, les filmer de façon documentaire, à leur niveau et observer ce qu'ils comprennent du monde est son ambition. Et c'est cela qui est récompensé en 1987.

Entre temps le régime a changé. Après la révolution iranienne en 1979, l’État iranien, transformé en république islamique, cherche à islamiser l’ordre social. Cet objectif va avoir des répercussions sur le cinéma iranien : les nouveaux dirigeants du pays cherchent alors à créer un genre national unique, un cinéma « pur » et débarrassé de toute « vulgarité » et de tout lien à l’Occident. Des institutions publiques sont donc créées ou remodelées afin de permettre au pouvoir politique et religieux d’atteindre ses objectifs, c’est-à-dire de favoriser une production cinématographique nationale qui soit en conformité avec les normes islamiques imposées à toute la société. Kiarostami reste en Iran après la révolution alors que certains autres réalisateurs iraniens s’enfuient en Occident. Il considère cette décision comme l’une des plus importantes de sa carrière. Kiarostami pense que sa nationalité et le fait de rester en Iran confortent son savoir-faire de réalisateur : « Si vous prenez un arbre qui est enraciné dans la terre et si vous le replantez en un autre endroit, l'arbre ne produira plus de fruits, dit-il, et s'il le fait, le fruit ne sera pas aussi bon que s'il était dans son endroit originel. C'est une règle de la nature. Je pense que si j'avais fui mon pays, je ressemblerais à cet arbre. » Le régime maintient le Kanun et Kiarostami poursuit son travail, notamment par la trilogie de Koker, le village où est tourné Où est la maison de mon ami ? qui en 1990 est touché par un tremblement de terre meurtrier. Et la vie continue en 1992 et Au travers des oliviers en 1994 lui offriront la consécration internationale au moment où il filme au plus près du peuple iranien, explorant la question de la vie et de la mort. Le Kanun ferme ses portes en 1992 et la reconnaissance internationale permettra à Kiarostami de poursuivre son travail malgré les critiques du régime qui le juge trop peu islamisé et trop proche des occidentaux.

La suite de sa carrière se fera par des productions internationales : Lorsqu'en 1997 Le Goût de la cerise est sélectionné en compétition officielle au festival de Cannes, il est bloqué pour non-respect du code de la censure qui indique très clairement et très longuement tout ce qu'il ne faut pas faire et notamment parler de suicide. Cependant, la veille du palmarès, Téhéran laisse le film partir. Présenté le soir même, il obtient le lendemain la Palme d'or. A Cannes, Kiarostami embrasse la présidente du jury et, lorsqu'il arrive à Téhéran, où aucun journaliste n'a dit qu'il avait obtenu la Palme d'or, cinquante personnes l'attendent et lui jettent des pierres. Kiarostami dirige ensuite en 1999 Le Vent nous emportera, qui remporte le Grand Prix du Jury à la Mostra de Venise. Le film met en opposition des idées rurales et urbaines sur la dignité du travail. Il aborde les thèmes de l’égalité des femmes et des avantages du progrès, par le biais du séjour d’un étranger dans un village kurde reculé.

Son cinéma interroge sans cesse le rapport de l'homme au monde, dans des formes nouvelles déjouant les codes narratifs habituels. L'attente d'action souvent s'efface au profit d'une contemplation qui est une réflexion sur nos sociétés. En filmant l'Iran, Kiarostami interroge le cinéma et par le cinéma nous interroge sur nos habitudes de spectateur, nos certitudes d'Occidentaux, les valeurs morales de l'humanisme. Il ouvre la voie à cette chaîne de cinéastes orientaux qui de Nuri Bilge Ceylan en Turquie à Wang Bing ou Jia Zhang-ke en Chine repartent à la conquête du réel documentaire pour y forger des fictions qui interrogent tous les spectateurs.

Laurent Givelet

Cinefil N° 50 - Novembre 2016