Le cinéma entretient avec la réalité un rapport étroit qui explique l'attraction qu'il a toujours exercé sur le spectateur, pris entre la réalité de l'image projetée et l'illusion plus ou moins fantasmée que cette image produit en lui. Rien d'étonnant que les cinéastes aient toujours joué avec l'identité des êtres et des choses tels des astrologues cherchant dans les analogies une vérité à révéler. Bunuel, Tati, Chaplin, Fellini, Greenaway, Murnau, Hitchcock....La liste serait longue de ces réalisateurs qui ont eu recours aux figures d'analogie pour établir entre le réel perçu et sa représentation, un rapport logique qui tient lieu de révélation.
Il est alors tentant de repérer ces figures d'analogies, ces métaphores du réel qui de films en films se diversifient pour nous livrer chaque fois une perception renouvelée de la réalité.
Certes ces figures finissent parfois par devenir banales à force d'être utilisées. Pensez au baiser que s'échangent sous les rosaces d'un feu d'artifice Grace Kelly et Gary Grant dans La Main au collet d'Alfred Hitchcock ! Qui n'a pas vu cette scène maintes fois rejouée d'un personnage déchiré par le chagrin, affrontant les éléments déchaînés ? Et si ces figures peuvent perdre dans la répétition toute leur force évocatrice, il n'en est pas moins vrai que toutes sont nées de l'imagination de ces cinéastes dont on reconnaît la créativité à leur capacité à les renouveler.
Ainsi Charlie Chaplin, dans les Temps modernes, n'hésite pas à ouvrir son film en associant par un fondu enchaîné, l'image d'un troupeau de moutons avec celle d'une foule sortant du métro. C'est une véritable provocation à laquelle il se livre. Il compare ces ouvriers se rendant à leur travail à un troupeau de moutons destinés à l'abattoir. De plus, alors que le cinéma devenu parlant s'impose au détriment de tous ces artistes qui ont écrit les plus belles pages du cinéma de la première heure, Charlie Chaplin résiste et affirme avec force la puissance expressive de l'image et du montage.
Parfois cette analogie est contenue dans l'image elle-même et procède de la perception du spectateur lui-même. Dans La Ruée vers l'or, Charlie Chaplin interprète le rôle d'un frêle vagabond, perdu dans une tempête de neige en Alaska et condamné à rester enfermé dans une cabane délabrée en compagnie d'un colosse peu recommandable, Big Jim. Ce dernier gagné par la faim, manifeste de plus en plus son envie de dévorer son compagnon d'infortune. Le pauvre vagabond, pour échapper à un destin fatal en est réduit à faire cuire sa propre chaussure. Par son jeu, Chaplin va conférer à cet objet une double identité. A l'identité réelle de cette chaussure mal en point, vient alors se superposer aux yeux des deux personnages comme des spectateurs une autre identité hallucinée, dictée par la faim et mal définie mais qui renvoie à quelque chose de comestible. Tout l'art de Chaplin, à travers ses gestes, ses mimiques, sa mise en scène va consister à renouveler cette figure de la métaphore que l'on retrouve en littérature et que l'on nomme, d'une manière savante, la syllepse.
Jacques Tati, en hommage certainement à Charlie Chaplin, réutilise ce type de métaphore dans Les Vacances de Monsieur Hulot. Ce dernier, au volant de sa voiture pétaradante, au détour d'une route, franchit brusquement un dos d'âne qui rabat la capote, lui ôtant toute visibilité, et termine sa course dans un cimetière au moment où se déroule un enterrement. Il descend de sa voiture, en vide le coffre, à la recherche d'une manivelle. Il sort une chambre à air qu'il pose sur le sol mouillé et jonché de feuilles au moment où l'employé des pompes funèbres se dirige vers la tombe du défunt avec les couronnes mortuaires. Celui-ci s'approche alors de Monsieur Hulot et se propose de porter la chambre à air recouverte de feuilles qu'il prend pour une couronne. Monsieur Hulot se voulant le plus discret possible s'exécute. Le décor, la méprise de l'employé et le jeu emprunté de Jacques Tati donnent à cet objet sa double identité, source de gags. En effet cette chambre à air devenue couronne mortuaire suspendue sur la pierre tombale se dégonfle subitement, laissant croire que le défunt rend son dernier souffle. Puis Monsieur Hulot, ne pouvant faire redémarrer son véhicule essaie de le pousser. Deux hommes de l'assistance se précipitent alors pour l'aider. Le moteur pétarade enfin et Monsieur Hulot les remercie chaleureusement ce qui laisse croire aux autres membres de l'assemblée que l'heure des condoléances est arrivée. Tous se précipitent vers la sortie pour serrer eux-aussi la main à Monsieur Hulot jusqu'à une vieille dame dont la plume qui orne son chapeau chatouille de telle sorte le menton de Monsieur Hulot que celui-ci se met à rire, bientôt imité par l'ensemble des personnes présentes. Ainsi ce qui devait être une cérémonie funèbre se transforme, de par l'irruption d'un Monsieur Hulot devenu subitement un membre de la famille du défunt, en une grande partie de rigolade.
Jacques Tati comme Charlie Chaplin utilisent la même figure de style qui tire toute sa force de la mise en scène de ses auteurs, à la fois réalisateurs et acteurs. Pour Jacques Tati la syllepse est une figure de la catastrophe. Son personnage lunaire, comme à son habitude, est toujours la victime des ennuis qu'il provoque. En revanche, chez Chaplin, la syllepse est une figure de la débrouille qui résume toute sa carrière. Son talent d'acteur et de réalisateur, le personnage du vagabond qu'il interprète dans chacun de ses films, trouvent leur origine dans sa hantise de la misère et de la faim qu'il a connues enfant.
Ainsi au cinéma les figures d'analogie abondent et s'expriment d'une façon diversifiée. Elles peuvent répondre parfois à des nécessités liées aux règles de bienséance ou aux impératifs de la censure. A la fin de La mort aux trousses, Gary Grant hisse Eva Marie Saint et par une ellipse temporelle et narrative au cours de laquelle le couple se constitue, nous passons du mont Rushmore à la couchette d'un train qui disparaît dans un tunnel. Ce procédé de montage à la signification si évidente, est comparable à une métaphore de type verbal. Simple comparaison ou bien métaphore voire syllepse, autant de figures d'analogie qui soulignent la capacité du cinéma à disposer de la même logique métaphorique que le langage verbal.
Qu'un réalisateur ne puisse se satisfaire de la trivialité du réel et cherche plutôt à en exalter la dimension poétique, que ces figures d'analogie lui permettent de transfigurer cette réalité dont il veut repousser les limites, cela se comprend aisément mais pour autant serait-il condamné à chercher des équivalences cinématographiques à ce que le langage verbal lui permettrait d'exprimer ? Si bien des exemples nous incitent à le croire, il en est d'autres qui nous démontrent le contraire. Le cinéma de Jacques Tati en est l'illustration. Son regard est toujours emprunt de nostalgie, celle d'un monde perdu, celui de l'enfance, au temps des forains. On pense bien évidemment à Jour de Fête, son premier film, tourné à Sainte Sévère, ce petit village de la Champagne berrichonne que la venue de forains, à l'occasion de la fête locale, tire de sa torpeur. On rit alors de la naïveté du facteur qui, parce qu'il a trop abusé de la boisson, veut imiter les Américains et leurs engins toujours plus rapides, toujours plus modernes.
On retrouve cette image de la fête foraine à la fin de son dernier film, Playtime dans lequel son personnage de Monsieur Hulot erre comme perdu dans ce monde moderne complètement déshumanisé. Le film s'achève sur un carrousel d'automobiles en tout genre qui tourne indéfiniment d'une manière absurde autour d'une place. Chaque détail qu'il soit visuel ou musical agit comme un indice de transfiguration des images du trafic urbain. On ne peut pas parler alors de syllepse puisque le manège n'est jamais montré et que le changement d'identité que suppose cette figure d'analogie relève davantage de la suggestion, de l'esquisse.
Dans sa démarche artistique Jacques Tati affranchit l'image de toute emprise extérieure en parvenant à créer une figure qui ne peut pas être nommée parce que le langage verbal n'est pas capable de la produire. L'image atteint alors cette dimension de pureté que tant de cinéastes ont vainement cherchée.
Louis d’Orazio
Cinefil N° 50 - Novembre 2016