La Nuit de Varennes qui constitue le 18ème film d'Ettore Scola, sorti en 1982, se situe à peu près au milieu de la carrière du réalisateur : 31 films entre 1964 et 2012. Si Ettore Scola nous avait déjà habitué à apparaître comme un réalisateur politique apte à intégrer dans ses réalisations une réflexion sur l'Histoire de son propre pays (Une Journée particulière en 1977, Nous nous sommes tant aimés en 1974), avec La Nuit de Varennes, c'est sur la Révolution française et ce qu'elle signifie qu'il se penche.

La même année sortira Danton de Wajda, autre regard sur la Révolution française.

L'arrivée de la gauche au pouvoir en France en 1981 et la rupture qu'elle représentait, au sein d'une Vème République jusqu'à présent dominée par la droite, a peut-être représenté un contexte propice pour revenir sur le sens de la Révolution et y porter un nouveau regard ?

Le film, s'il fait référence à des personnages ayant véritablement existé (l'écrivain Restif de la Bretonne auteur notamment du récit Les Nuits de Paris, le pamphlétaire et homme politique Thomas Paine, l'industriel lorrain Wendel, l'aventurier vénitien Giacomo Casanova), met en scène un voyage imaginaire qui réunit tous ces personnages et quelques autres : une dame de compagnie de Marie Antoinette (la comtesse de La Borde) et sa servante, un magistrat et sa maîtresse italienne, une riche veuve propriétaire d'un vaste vignoble en Champagne (préfiguration de la Veuve Clicquot ?), le coiffeur personnel de la famille royale , un étudiant. Tous se retrouvent au sein d'un carrosse parti quelques heures après celui qui transporte la famille royale vers le Luxembourg où l'attendent le marquis de Bouillé et ses troupes : nous sommes le 21 juin 1791. Le film s'ouvre d'ailleurs (et se terminera) sur une scène de « camera oscura » qui raconte les principaux évènements révolutionnaires. D'emblée nous sommes prévenus que nous allons assister à une représentation, à une histoire au sein de la grande Histoire.

Ainsi le scénario très imaginatif doit beaucoup à la collaboration entre Ettore Scola, qui commença sa carrière dans le monde du cinéma comme scénariste, et Sergio Amidei remarquable scénariste et collaborateur de Rossellini dans Rome ville ouverte (1945), Paisa (1946) ou encore Le Général della Rovere (1959). Il s'agira d'ailleurs du dernier scénario de ce dernier qui décèdera en 1981 avant la fin du tournage des dernières scènes. S'explique ainsi la dédicace à son intention qui ouvre le film.

De fait, on aura compris que le carrosse réunissant ces personnages n'est qu'un microcosme social permettant de mettre en évidence les réactions des différents protagonistes face aux évènements révolutionnaires. Pour les uns (Casanova , la dame de compagnie, le coiffeur de la famille royale) la Révolution marque véritablement la fin d'un monde ; pour les autres un processus inéluctable tout entier présent en germe dans les siècles d'humiliation contenue que vécurent les catégories populaires (Restif de la Bretonne), et un moment de l'Histoire qui permettra d'accroître les droits de l' Homme (Rights of Man -1791- est un des livres de Thomas Paine) à condition qu'il ne dérive pas, un moment de trouble et d'incertitude (le magistrat et Wendel), ou au contraire le souffle d'une nouvelle espérance et d'un nouveau monde -Il mondo nuovo le titre original en italien - (l'étudiant révolutionnaire).

Ainsi le 21 juin 1791 (date de la fuite du Roi et de son arrestation à Varennes) nous apparaît-il comme une nouvelle “journée particulière”, le huis clos étant cette fois-ci étendu à de nombreux personnages et pas seulement à deux, interprétés par Sophia Loren et Marcello Mastroianni, acteur que l'on retrouve d'ailleurs dans le personnage de Casanova dans La Nuit de Varennes.

Si Ettore Scola choisit cette date du 21 juin 1791 pour nous parler de la Révolution, c’est qu’il comprend avec une grande pertinence qu’il s’agit effectivement d’une date-rupture fondamentale qui fit basculer définitivement le processus de la Révolution vers une pente plus tragique. Le Roi, dépourvu de l'apparat de la Royauté (son manteau d'hermine, objet symbolique et “mystérieux paquet” qui joue un rôle central dans l'intrigue) arrêté à un simple relais de poste par l’épicier-chandelier Jean-Baptiste Sauce, se trouve discrédité, y compris aux yeux de ses propres partisans. S’il conserve encore officiellement son pouvoir, on verra apparaître les premières revendications antimonarchistes qui prônent la recherche d’un nouveau pouvoir exécutif : « L’individu royal ne peut plus être roi » dira Danton; les premières pétitions demandant la déchéance royale apparaitront; les caricatures, contre celui que l’on n’appellera plus désormais que Monsieur Veto, se multiplieront. A partir du 21 juin 1791 la monarchie constitutionnelle est en sursis. Le Roi se lancera dans une fuite en avant en déclarant la guerre contre les puissances européennes, et les premières défaites précipiteront sa chute le 10 août 1792, autre journée majeure mise en scène par Renoir dans La Marseillaise (1938), l'autre très grand film sur la Révolution Française.

Mais plus fondamentalement les évènements de cette “journée particulière” ne sont qu'un prétexte pour évoquer un monde finissant, celui de l'Ancien Régime ; le film est de ce fait traversé par l'expression d'une grande nostalgie.

Le personnage d'un Casanova vieillissant et empâté (Mastroianni dont nous parlera plus en détail Laurent Givelet dans un prochain article) incarne sans doute le mieux ce sentiment. Il s'efforce de continuer “d'être en représentation”, se repoudrant plus que de nécessaire, moins pour chercher à séduire (quoique) que pour incarner une certaine dignité celle qui semble liée à l'Ancien régime. La comtesse de La Borde (Hanna Schygulla) attachée à la famille royale comme “à un idéal et une religion”, l'incarne également pleinement. L'importance de la musique que l'on doit à Armando Trovajoli, auteur des musiques de la plupart des précédents films d'Ettore Scola (Nous nous sommes tant aimé, Affreux sales et méchants, Une Journée particulière) comme des suivants (La famille, Le dîner), mais aussi d'autres films marquants comme La Ciociara de Vittorio De Sica,(1960), doit être soulignée. Totalement extra-diégétique, et à distinguer du fond sonore qui accompagne les différentes étapes du voyage ( les rumeurs d'une grande ville, le carrosse en pleine course, les chansons révolutionnaires etc ...), elle semble parfois souligner le mouvement, la chevauchée, le départ lorsque l'on voit le carrosse traverser à une certaine allure les plaines céréalières de Champagne (qui ne l'étaient guère à l'époque mais peu importe); à l'inverse le compositeur utilise une sonorité souvent mélancolique pour souligner des moments de rupture : les traces d'un déjeuner sur l'herbe, l'arrestation de Casanova, l'exposition du manteau royal.

Mais si Scola porte un regard plein de nostalgie sur le monde finissant de l'Ancien Régime, c'est parce qu'il sait au fond de lui, en tant que cinéaste marxiste, membre du PC italien, et - de plus en plus- désabusé (cf. La Terrasse 1980), à quel point la Révolution Française ne va finalement pas changer grand chose aux rapports de force sociale et aux inégalités. Marx dira d'ailleurs que les Droits de l'Homme de 1789 ne sont que les droits de la Bourgeoisie et si le personnage de Wendel (incarnant la Bourgeoisie entrepreneuriale) apparaît inquiet de la tournure des évènements c'est lui qui finalement sortira effectivement grand vainqueur de ce processus. De fait, avec la Révolution le critère de la naissance comme facteur de différenciation sociale laisse la place à celui de la fortune qui elle-même s’acquiert, en théorie, par le mérite individuel, mais souvent en pratique encore par l’héritage d’une position sociale déjà importante et grâce à l'appui de réseaux déjà constitués.

C’est d'ailleurs justement parce que rien n’a changé sur le fond (la symbolique de la toute dernière scène, assez surprenante, est très claire à cet égard), que Scola se permet de porter un regard nostalgique sur le monde de l’Ancien Régime. C'est donc un Scola désabusé, qui faisait déjà dire à l'un des protagonistes de Nous nous sommes tant aimés (1974) : « Nous voulions changer le Monde et c’est le Monde qui nous a changé », qui réalise La Nuit de Varennes (1982). La beauté du film, par delà sa pertinence historique, non pas sur le déroulé exact des évènements, mais sur les idées et les enjeux présents à cette époque (Claude Manceron historien de la Révolution fut le conseiller historique du film), vient peut-être de là; Musset ne disait-il pas « les chants désespérés ne sont-ils pas les chants les plus beaux ? ».

La Nuit de Varennes est donc, comme une partie de l’œuvre de Scola (Le bal, Nous nous sommes tant aimés, Une Journée particulière), une réflexion sur l’Histoire, sur le temps qui passe et change les hommes, sur les sociétés qui disparaissent alors que de nouvelles, pas forcément meilleures, émergent. Son regard est souvent empreint d’une certaine nostalgie et d‘une grande tendresse pour l‘Homme, la marque d'un grand cinéaste qui nous a quitté le 19 janvier 2016 et à qui cette projection et programmation rend un légitime hommage.

Eudes Girard

Cinefil N° 50 - Novembre 2016