Au 1055 via Tuscolana, un bâtiment aux murs orangés s'ouvre sur l'avenue passante qui mène en ligne droite à Rome. Une entrée aux doubles portes vitrées et de part et d'autre deux grandes grilles. Il faut lever la tête pour découvrir l'inscription « Cinecittà » qui s'étale en caractères fins et modernes.

Ce lieu est en passe de devenir une station supplémentaire sur le périple des touristes. L'architecture toute entière respecte la règle fonctionnaliste du début du siècle. Le lieu est dédié à la production de films dans une époque industrielle. Les formes sont sobres, sans ornement, toutes entières vouées à l'efficacité. Quatre-vingt ans après, l'architecture remplit toujours ce rôle. On travaille à Cinecittà toutes les étapes de la conception d'un film.

Lors de son inauguration, en 1937, Carmine Gallone y tourne Scipion l'Africain. Le film célèbre les conquêtes éthiopiennes de Mussolini et le Duce veut faire du cinéma l'arme principale de sa propagande. Cinecittà commence donc sous le fascisme en implantant à Rome une industrie du cinéma qui était née à Turin à l'époque où de cette ville s'était lancé le processus d'unité italienne. Aujourd'hui le Musée National du Cinéma de Turin propose une riche collection et expose des éléments de décor provenant de Cabiria de Giovanni Pastrone tournée en 1914. Mais la centralisation fasciste place le cinéma italien à Rome et cela n'en bougera plus. Les studios fourniront 279 films au régime entre 1937 et 1943 et l'école de cinéma, Centro sperimentale di cinematografia, construite en même temps que les studios et qui a son siège en face, va couver pendant toutes les années du fascisme la génération du néo-réalisme. C'est aujourd'hui encore l'une des plus anciennes écoles de cinéma au monde.

Quand on entre dans Cinecittà, on voit une vaste esplanade qui peut accueillir beaucoup de monde, et, en effet, il y eut à l'époque une moyenne de 1500 figurants par jour pour les 21 studios prenant place sur les presque 600 000 m² du site. Cette fourmilière était alimentée par 11 centrales électriques et comportait 73 bâtiments avec 280 loges et bureaux et 21 salles de maquillage. Le tout fut construit avec près de trois milliards de briques par 1 500 ouvriers en 475 jours. Aujourd'hui la tête de la Vénusia émergeant des eaux de la lagune dans le Casanova de Fellini accueille le visiteur. Cette tête qui en 1976 au début du film de Fellini sort péniblement de l'eau pendant le carnaval et qui rompt ses amarres pour replonger dans les eaux symbolise le destin de Cinecittà : tantôt la tête haute, tantôt obligée de ployer sous les coups d'un destin contraire.

Tandis que Cinecittà ignora les trois années de guerre, en 1943, les bombardements alliés détruisirent trois studios, contraignant à l'arrêt de la production. A l'arrivée des Allemands, les locaux furent pillés et 16 wagons partirent vers le Nord. Et de 1943 à 1947, Cinecittà sert à accueillir les réfugiés. Les salles d'exposition n'occultent pas cette période. Les documents montrent la transformation de la cité du cinéma sous la pression de la réalité qu'elle voulut ignorer en baraquements précaires pour une population misérable. C'en est fini des illusions du cinéma fasciste et Rossellini et De Sica, jetés à la rue, tournent dans celle-ci Rome, ville ouverte en 1945 et Le Voleur de bicyclette en 1949. C'est par ces films, auxquels il faut ajouter Riz amer de De Santis et La Terre tremble de Visconti que s'ouvre la première salle d'exposition du musée. Cinecittà célèbre donc un cinéma italien qui se fit en dehors de ses murs. Mais pendant ce temps et assez rapidement la production reprend avant l'aide américaine. S'ouvre l'ère de Hollywood sur Tibre. Mervyn LeRoy tourne Quo vadis ? qui sortira en 1951 et utilisera les réfugiés pour jouer les figurants, centurions romains ou premiers chrétiens, qui assisteront à l'incendie de Rome par Néron, revivant par là même les destructions vécues dans la réalité pendant la guerre. Pendant ce temps, Visconti tourne dans les mêmes studios Bellissima. L'héroïne du néo-réalisme, Anna Magnani joue une mère qui cherche à placer sa fille lors d'un casting d'enfants pour un film promis au succès. L'amour de la mère se mêle au besoin d'argent, l'enfant devient un objet que l'on destine à un monde d'illusions que Visconti dénonce. La leçon néo-réaliste donnée à l'industrie du rêve est déjà paradoxale, car c'est au cœur de la machine à rêve que Visconti tourne. La société italienne se tourne rapidement vers la prospérité et la troisième ère de Cinecittà s'ouvre.

En 1959, Fellini investit les lieux pour ne plus les quitter. Si La Dolce vita prend la ville de Rome et la vie romaine pour sujet, Fellini reconstruit la Via Veneto en studio, mais tournera à la Fontaine de Trevi la scène mythique. Reconstruire en studio sera pour Fellini le moyen, en apparence paradoxal, de parvenir à la réalité. Plutôt que de corriger et aménager les lieux réels, il refait en studio les lieux tels qu'il les imagine. Ainsi il se donne une liberté réelle dont le tournage en extérieur par ses contraintes le prive. Fellini est honoré comme il se doit par un musée à part dans lequel les accessoires et des costumes de ses films sont exposés. On y admire le travail des costumiers qui offrent aux acteurs et actrices des vêtements splendides, et parfois surprenants, ainsi cette robe de prêtre taillée pour Anita Ekberg dans La Dolce vita réalisée par Piero Gherardi, récompensé par un Oscar. On y voit aussi les robes de Piero Tosi pour Alida Valli dans Senso de Visconti.

Mais le musée propose bien d'autres aspects du cinéma que l'on tourne à Cinecittà : les westerns dit spaghetti, les péplums comme Ben Hur (1959) de William Wyler qui offrit à Sergio Leone l'occasion de montrer son talent en filmant la course de chars. Le décor du cirque, qui s'étendait sur 8 hectares, comportait une piste de 1 400 mètres tournant autour de statues monumentales de 16 mètres de haut. 3 600 tonnes de sable provenant de plages méditerranéennes furent nécessaires pour l'édification du site figurant l'arène, compris dans un rectangle de 600 mètres de long sur 200 de large. Il pouvait recevoir entre 6 000 et 15 000 spectateurs sur le plateau creusé à Cinecittà où tout le film fut réalisé pendant 9 mois après 2 années de préproduction. Ainsi voit-on des photos, des reportages montrant les vedettes américaines parcourant Rome. Kirk Douglas brandit un guide Rome devant les objectifs, Sophia Loren en compagnie de Charlton Heston, ou Gregory Peck sur le toit de la Trinité-des-Monts.

Puis nous pouvons visiter les studios et les décors. Nous entrons dans la ville de Cinecittà. Des avenues bordées de pins (il y en a plus de 400) desservent des bâtiments et mènent aux teatri. En italien, le plateau, le studio est un théâtre. Le Teatro 5, le plus grand d'Europe, fut celui de Fellini. A sa mort, il devient la chapelle ardente du maestro. On y tourne toujours. Ce jour-là, on démonte un décor forestier d'une superproduction américaine. Les scies découpent les faux rochers en polystyrène et on sort les vraies plantes en pot. Le plateau est envahi d'échafaudages et les ouvriers s'activent à son démontage.

Après quelques années de crise, Cinecittà renoua avec les productions à succès. Scorsese y tourna des scènes de Gangs of New-York, dont des éléments de décor du port de la ville sont visibles. Plusieurs décors sont préservés et servent à plusieurs productions. Le clou étant bien sûr la reconstitution du forum romain pour la série, Rome. Tout y est faux, mais criant de vérité. La via sacra est faite de six pavés romains moulés et disposés en plusieurs sens pour donner l'impression de la variété. Toutes les architectures sont en résine, colorés selon ce que l'on peut imaginer de l'époque antique. Et nous voyons le temple de Jupiter qui trônait sur le Capitole, aujourd'hui disparu, la Basilique désormais en ruine, le Sénat auquel on donna l'allure du Panthéon.

La guide de notre visite nous demanda d'où nous venions. Les français aiment beaucoup le cinéma italien, me dit-elle. Ils sont les visiteurs les plus nombreux. Quand je lui décrivis les Journées du film italien de Tours et son programme. Elle me dit, un peu envieuse, « mais nous n'avons pas cela chez nous. »

Laurent Givelet

Cinefil N° 52 - Février 2017