Casanova est un personnage de cinéma. Dès le début du cinéma muet, son nom permet d'attirer des spectateurs pour jouir de la reconstitution du monde élégant du XVIIIe siècle, de la cour et de ses intrigues libertines dans des débauches de vêtements fastueux et de décors baroques. Le personnage a pour caractéristique de ne pas présenter les connotations religieuses et la fin tragique de Dom Juan ni la réputation sulfureuse et l'odeur de censure de Sade. En 1926, deux cinéastes, émigrés russes à Paris, écrivent pour la compagnie l'Albatros un Casanova : Alexandre Volkoff, qui fut la même année l'assistant d'Abel Gance pour Napoléon, et Ivan Mosjoukine, qui incarne le rôle principal.

Tout y est réuni : les fêtes sublimées par l'image de Venise, les femmes représentant toute la société depuis l'épouse du doge jusqu'aux soubrettes, le scénario à rebondissements, la fuite permettant de traverser tous les décors, les villes, les cours royales ou impériales. Ainsi dans cette version, Casanova retourne à Moscou, à la cour de Catherine II dont il devient un intime. Et puis Casanova permet de servir un acteur : Ivan Mosjoukine, qui peaufine sa réputation de séducteur, de « Douglas Fairbanks franco-russe ».

En 1933, il jouera à nouveau ce rôle dans un film parlant cette fois, sous la direction de René Barbéris. La relation entre le personnage et l'acteur tend tellement à se confondre que Romain Gary se plaira à croire que Mosjoukine était son père !

Casanova réunit donc toutes les caractéristiques pour figurer dans un film historique à succès : un acteur et des actrices à leur meilleur, des décors changeants et toujours somptueux, des rebondissements mêlant intrigues d'alcôves et fréquentation des puissants. Tout cela avec l'avantage d'offrir au public l'image d'un jeune homme parti de rien qui grimpe les échelons de la société avec énergie.

Tous ces films sont généralement de libres adaptations de l'histoire de Casanova. En réalité on ne le lit guère et on se limite à reprendre la trame picaresque d'un séducteur pris entre l'attirance des femmes et les poursuites des autorités civiles. En Italie, Riccardo Freda réalise Le Chevalier mystérieux en 1948. Ce cinéaste populaire, habitué aux grandes réalisations, qui vient d'adapter à l'écran Les Misérables, avant de tourner Spartacus et Theodora, confie le rôle de Casanova à Vittorio Gassman. Cette fois, c'est une histoire pour temps de Guerre Froide. Casanova rentre à Venise tandis qu'il y est hors-la-loi pour aider son frère accusé de vol par le Doge. Il découvre un complot agissant pour le compte de l'impératrice russe Catherine II.

Mais ce rapport implicite entre la reconstitution historique et le temps contemporain pose peu à peu des problèmes. En effet, Casanova joue dans un monde de privilégiés et d'oisifs et ignore ses origines. Si beaucoup de films en ont fait une figure de l'ambitieux, un personnage héroïque dont le destin accomplit une nature remarquable de séducteur irrésistible se jouant d’un monde qui n’est pas le sien, la question sociale et politique s'impose au tournant des années 60. Monicelli, qui fut le scénariste du Casanova de Freda, réalise en 1965 Casanova 70 et confie le rôle-titre à Marcello Mastroianni.

Cette fois le mythe s'actualise dans le monde contemporain, à la façon des Liaisons dangereuses de Roger Vadim en 1960 ou du film à sketchs Boccace 70. Mais ce que vise Monicelli ce n'est pas seulement la question des mœurs. Casanova devient un général de l'OTAN italien se lassant de la facilité de ses conquêtes et ne trouvant plus de jouissance que dans les situations extrêmes. Il consulte alors un psychanalyste. Cette trame sert à dénoncer à la fois les abus du pouvoir militaire, politique et machiste en mettant en évidence les failles dans la virilité du personnage.

C'est dans ces années 60 que l'on se tourne aussi vers le texte des Mémoires de Casanova. En France, on publie et édite ces mémoires comme on publie les œuvres de Sade et on en fait des images et des héros de l'émancipation. Casanova devient une figure de l'accomplissement du désir dans une société répressive, une saine libération des instincts en lutte contre une société hypocrite et bourgeoise. Mais en Italie, les réalisateurs qui se saisissent de son histoire adopteront un regard bien plus critique.

Dès 1968, Comencini se saisit du personnage en relisant les cinq premiers livres des Mémoires afin d'adapter le récit d'enfance de Casanova. Son propos n'est pas de montrer comment dans l'enfance de Casanova serait présent en germe ce que le héros libertin accomplira d'exploits. Au contraire, il retourne sur elle-même cette modernité qui en fait un héros. D'abord, il s'intéresse à Casanova pour traiter son sujet de prédilection, l'enfance. Pour Comencini, l'enfant est neutre, une pâte molle que les déterminations familiales, sociales, historiques façonnent pour en faire un adulte. L'enfant sert au réalisateur à remettre en cause les règles sociales, les certitudes du monde adulte en en montrant les effets sur les enfants. C'est le propos du précédent film et succès de Comencini, L'Incompris. Avec Casanova, il approfondit son propos en réfléchissant à la façon dont on raconte l'histoire. Tous les films historiques auxquels Casanova servait de prétexte dépeignaient un personnage viril, séducteur, habile, un héros des salons capable de tenir tête à l'adversité ou de s'enfuir mais pour mieux dénoncer par sa solitude la force de l'opposition sociale et morale qu'il combat et par contre coup renforcer son héroïsme libertin qui lui permettait sans cesse de rebondir. Ce schéma permettait aux acteurs l'interprétant de paraître se hisser au même niveau de séduction, sur les spectatrices cette fois. Comencini remet en cause cette façon de raconter l'histoire et donc de faire du cinéma. Et c'est une seconde façon de retourner la modernité sur elle-même. Dans ces années soixante, la nouvelle école historique qui se développe en France comme en Italie porte son attention sur les événements dans une perspective de remise en cause du sujet et donc du héros. Le personnage est le fruit d'une combinaison de facteurs que l'histoire psychologisante ignore. L'histoire n'est pas faite par la volonté de grands hommes, mais résulte de circonstances, favorables à certains, qui leur permettent de se réaliser. Comencini montre en adaptant fidèlement les épisodes importants des Mémoires de Casanova qu'il est devenu l'image de la société décadente et corrompue qu'il feignait de combattre. Loin d'être une figure émancipatrice, il est celle de la soumission aux désirs des puissants. Casanova a un talent que repère l'Eglise. Mais son éducation est encore prise par les préjugés obscurantistes que combattent les Lumières. Casanova trouvera, dans la société libertine vénitienne puis dans toute l'Europe, un autre moyen d'ascension sociale en exploitant les préjugés de cette classe pour s'y faire reconnaître. Ainsi il va rompre avec sa condition sociale de départ sans s'en voir attribuer une stable. Il errera en Europe comme il erre dans une sexualité encore enfantine où l'exploit est le seul but à atteindre. Il devient, pour Comencini l'image d'un être aliéné à la classe dominante, qu'il sert en servant ses plaisirs, dont il défend les valeurs au mépris de la pauvreté d'où il vient. En faisant le choix du libertinage, il participe à un système qui ne reconnaît que le plaisir et l'esthétique comme valeurs au mépris de l'éthique et de la morale.

Fellini s'inscrit dans cette continuité. En 1976, il s'oblige à réaliser le Casanova, un film de commande lui permettant de réaliser les projets plus personnels comme Amarcord. Sa détestation de Casanova s'exprime dans un entretien avec Georges Simenon : « Un jour, le moment est arrivé de lire enfin les Mémoires de Casanova. (...) Qu'est-ce que je pouvais avoir de commun avec ce type-là ? Ce n'est pas un artiste, il ne parle jamais de la nature, des enfants, des chiens, rien. Il n'a écrit qu'une sorte d'annuaire téléphonique. C'est un comptable, un statisticien, un play-boy de province, qui croit avoir vécu, mais qui n'est jamais né, qui a déambulé à travers le monde sans exister jamais, fantôme errant à travers sa propre vie. (...) Je haïssais le personnage, je refusais de fréquenter ce con. Mais j'avais décidé, malgré moi, d'en faire un film. Un film sur le vide existentiel, sur un type en perpétuelle représentation qui oublie de vivre réellement. Peut-être, déjà, voulais-je tracer le portrait psychologique de l'artiste, lui aussi en représentation sur la scène de sa vie, lui aussi en proie au vertige du vide. Encore une raison valable pour que je ne veuille pas faire ce film-là. (...) Ce film, que je refusais si fort, allait marquer une frontière non pas dans ma carrière, mais bien dans ma vie. Après lui, il faudrait que la part de moi versatile et changeante, la part de moi indécise, éternellement tentée par les compromis, la part de moi qui ne veut pas devenir adulte, il faudrait que cette part de moi, enfin, meure. Le film, pour moi, c'était bien ça, le “passage de la ligne”, le glissement vers le dernier versant de la vie. » Fellini renonce à adapter l'enfance de Casanova à cause du film de Comencini. Il va chercher le héros dans une scène célèbre où son exploit est commandé et épié par le Cardinal de Bernis, avant son arrestation puis son évasion de la prison de Venise. Le monde baroque de Fellini joue de la mise en abîme du regard, Casanova croit faire venir à lui le monde alors qu'il n'est qu'un pantin sur une scène, qui finira par tomber amoureux d'un automate !

Le regard très ironique, sombre et glacial de Fellini tranche avec l'atmosphère libertine des autres films. À sa sortie, le film est un succès mais la critique et une partie du public le jugent sévèrement, surtout en France. Rien n'apparaît de ce qu'on attend d'un séducteur au siècle des Lumières, rien des plaisirs et des fastes des cours européennes. Fellini martyrise tout au long de son film son héros. D'abord il le tourne en dérision lors de ses exploits vénitiens puis dans son errance européenne, il l'enfonce dans un monde menaçant, vulgaire, hostile dans lequel il se voit méprisé, jusqu'à devenir le pauvre bibliothécaire d'une obscure cour d'Europe centrale. C'est là qu'il écrira ses mémoires à défaut d'autres exploits. Fellini montre un Casanova pris dans une posture aristocratique, faisant étalage de sa culture de façon narcissique et cherchant à se faire sans cesse admirer. C'est de cette façon qu'il tire sa gloire, dans le regard des autres. Comme Comencini, Fellini fait de Casanova un être corrompu par une société décadente. Son talent est détourné comme le montre Comencini par un clergé tantôt soucieux d'aider les enfants, tantôt favorisant le libertinage, ensuite, comme le montre Fellini, par une société corrompue par le vice.

Cette vision heurta le public français, cette même année où Fellini sort son Casanova et Pasolini Salò. Dans les deux cas, la conception libératrice et émancipatrice de Casanova et de Sade est contredite par la mise en évidence d'une société corrompue et fasciste dans laquelle Casanova est au service des plaisirs des puissants. Aujourd'hui, nous pouvons mesurer l'écart de point de vue et considérer que l'Italie apporte un regard plus politique sur ces figures dont la modernité s'est emparée. Ces films accusent l'oubli des déterminations sociales dans l'idéalisation d'une libération toujours individuelle, hédoniste et égoïste.

Laurent Givelet

Cinefil N° 53 - Mai-Juin 2017