Si l'Italie était à l'honneur avec l'image dynamique de la jeune Claudia Cardinale veillant sur les festivaliers, avec la présence splendide et compassée de Monica Bellucci en maîtresse des cérémonies, si Paolo Sorrentino était membre du jury, c'est en vain que l'on aurait attendu les films italiens dans la sélection officielle du festival de Cannes 2017.

Le cinéma italien était à chercher du côté des sélections parallèles : Quinzaine des Réalisateurs, La semaine de la Critique, Un certain Regard, sans oublier la reprise de Blow-Up (1967) de Michelangelo Antonioni dans Cannes Classic ; au total 7 films.

Loin des paillettes et de l'effervescence ensoleillée qui régnait sur la Croisette, bien des films des diverses programmations plongeaient dans la réalité la plus dure et la plus sombre et ce, quels que soient les pays et les cultures d'où ils proviennent. Les trois films italiens que j'ai pu voir n'échappaient pas à cette tendance et, une fois encore, abordaient le problème de la présence destructrice de la Mafia dans la société italienne. Sicilian ghost story de Antonio Piazza et Fabio Grassadonia, A Ciambra de Jonas Carpignano et L'intrusa de Leonardo Di Costanzo ont aussi en commun de faire la part belle à des personnages d'enfants ou d'adolescents mais dans des contextes et des registres bien différents.

Sicilian ghost story se présente tout d'abord comme un teen movie qui baigne dans une ambiance mystérieuse et fantastique. La narration des amours naissantes de Luna (Julia Jedlikowska) et Giuseppe (Gaetano Fernandez) fait volontiers référence au conte du Petit Chaperon Rouge et au mythe de Roméo et Juliette. Luna traverse la forêt, affronte un terrible chien noir pour rejoindre son jeune ami ; elle brave aussi l'interdit familial dont la raison semble tout d'abord obscure. Plus tard, elle se voit refuser l'entrée de la maison où vivent Giuseppe et ses étranges parents : c'est en vain qu'elle scrute le balcon de la porte-fenêtre aux volets clos. Puis l'intrigue se noue. La disparition de Giuseppe, qui ne vient plus à l'école, semble laisser tout le monde indifférent. Seule, Luna, envers et contre tous, refuse obstinément la loi de l'omerta et va se lancer, au péril de sa propre vie, à la recherche de son compagnon. Dans ce conte gothique situé en Sicile, elle va finir par retrouver Giuseppe, martyrisé, enfermé, non dans la crypte de quelque château médiéval, mais dans les sous-sols secrets d'une maison en construction, édifiée, sans doute sauvagement, au sein de la forêt, par des membres de la Mafia.

Le film, par le biais d'images oniriques récurrentes et quelque peu insistantes, sublime l'horreur tragique imposée par la réalité insoutenable à laquelle il ne peut échapper. En effet, le spectateur apprend au générique de fin que le scénario emprunte à un sinistre fait des années 1992 : Santino Di Matteo, impliqué dans l'assassinat du juge Falcone, coopère avec la police et livre 18 noms. Par mesure de rétorsion et de dissuasion, son fils de 13 ans, Giuseppe, est enlevé, séquestré par Cosa Nostra et, au bout de 779 jours, il est étranglé et dissous dans l'acide. Luna est un personnage fictif issu de la nouvelle de l'écrivain Marco Mancassola, qui partait du même fait et l'ancrait dans un fairy tale.

Les deux autres films, n'apparaissent pas comme des films de genre et, tout en étant des fictions, ils entretiennent des liens avec le documentaire, d'autant que les castings font appel à des personnes de la vie réelle.

A Ciambra(1) nous emmène en Calabre (le film est en dialecte), dans une communauté de Roms, mafia locale, qui vit de vols et de divers trafics. La peinture de ce milieu, misérable, clos sur lui-même, violent, qui a perdu de son âme en se sédentarisant, se construit autour du personnage de Pio, un des garçons d'une nombreuse fratrie, ado de 14 ans, analphabète mais très débrouillard, somme toute sympathique, qui aspire à entrer dans le monde des adultes en participant aux coups que fomentent ses frères aînés quand ils ne sont pas, comme le père, en prison. Les aléas des aventures de Pio l'amènent à lier une amitié avec un jeune homme, réfugié Burkinabé, qui le prend en affection, sorte de père de substitution. C'est l'occasion de pénétrer dans un autre cercle fermé celui des camps de toiles bleues des réfugiés africains qui vivent, eux aussi, en vase clos et de petites combines. Jonas Carpignano avait traité du drame des migrants du Burkina Faso dans Mediterranea, son précédent film sorti en 2015.

A Ciambra offre beaucoup de scènes de nuit, il privilégie la caméra à l'épaule, des images sombres, voire glauques. Malgré quelques touches comiques liées aux «bons» coups de Pio, le constat est accablant et le film, un peu chargé, est assez oppressant. Pio ne manquera pas de faire ses preuves et sacrifiera douloureusement le peu qu'il lui restait d'innocence et de sens de la loyauté : on n'échappe pas à son milieu.

Et pourtant…

Moment extraordinaire quand la lumière est revenue dans la salle et que toute la communauté rom, en vestes croisées et cravates, est arrivée à la rencontre du public ! Le film fait jouer des non- professionnels.

Dans L'intervallo, projeté pendant la première édition des Journées du film italien de Tours en 2014, Leornado Di Costanzo observait les rapports tendus entre deux jeunes gens enfermés dans le « huis-clos » d'un grand bâtiment à l'abandon : une jeune fille séquestrée par La Camorra et le jeune homme chargé de la surveiller. Si l'on retrouve le motif du huis-clos dans L'intrusa, loin d'être une prison angoissante, il devient cercle protecteur. En effet, l'action, située dans la banlieue de Naples, se déroule presque exclusivement dans un centre social para-scolaire dont les bâtiments s'organisent autour d'une grande cour, îlot de résistance censé tenir à l' écart tous les dangers d'un milieu environnant, pourri par la Mafia, que le spectateur ne verra jamais de près. Les enfants, interprétés par des jeunes de ce quartier populaire, raison d'être de ce projet, sont très présents à l'écran mais ils restent un groupe et n'accèdent pas vraiment au statut de personnages. Le protagoniste principal est Giovanna, la travailleuse sociale d'âge mûr qui donne toute sa vie et toute sa générosité pour faire vivre cette utopie. Le rôle est joué par la danseuse et chorégraphe Raffaella Giordano qui fait là expérience d'actrice et aborde la voix comme nouveau moyen d'expression ; par son port, sa démarche, l'impact de sa parole, elle incarne avec une grande beauté et une grande dignité ce personnage qui voudra aller au bout de ses convictions.

La quiétude du centre est déchirée par une première intrusion, celle de la police, qui procède à l'arrestation d'un criminel, membre de la Camorra caché là, à l'insu de tous. Giovanna avait accepté d'héberger l'épouse du mafieux, Maria (interprétée par Valentina Vannino), sa fillette et son bébé, et celle-ci a trahi sa confiance en introduisant son mari. Cependant, Giovanna persistera à vouloir sauver l'Intruse et surtout sa fille que l'on voit peu à peu sortir de son mutisme et s'intégrer au projet artistique collectif qui fédère le groupe des enfants et des éducateurs. Plusieurs arrivées, sur les chapeaux de roues, de membres de la belle-famille mafieuse qui veut avoir la main mise sur Maria, menacent la paix du centre. Désormais, Giovanna se heurte à l'incompréhension de plus en plus radicale des parents, voire à leur hostilité. Le film pose le dilemme de la fidélité jusqu'au-boutiste à ses principes face à la réalité ; il montre aussi la fragilité d'une utopie dans une société gangrenée par des forces nocives.

Trois films tout à fait intéressants qui enrichissent ce qui constitue un genre du film italien : le film de Mafia(2). J'émettrais cependant quelques réserves pour Sicilian ghost story, en raison de ses longueurs et d'un goût excessif pour des séquences baroques et fantasmagoriques ou cauchemardesques, tout en trouvant bienvenu le choix du genre pour aborder un sujet aussi douloureux. Ce film, en première mondiale, faisait l'ouverture de La Semaine de la Critique et n'était donc pas en compétition. A Ciambra, qui a remporté le Label Europa Cinemas du meilleur film de la Quinzaine des réalisateurs, nous fait pénétrer dans le ghetto d'une communauté dont on ignore tout. L'intrusa convainc par sa mise en scène classique, sobre et une interprétation remarquable ; même si son dénouement n'est pas totalement heureux, il laisse aussi quelque espoir sur la capacité à amener à une prise de conscience morale. L'intrusa a obtenu quatre nominations à la Quinzaine des réalisateurs. Il est programmé au festival de La Rochelle.

Enfin, pour sortir de cette immersion dans les zones sombres de l'Italie et renouer avec la fête cannoise, il n'était pas désagréable de traverser les élégants salons du Majestic, pour aller découvrir le pavillon italien qui, tous les ans, surprend et émerveille par une installation d'art contemporain dédiée aux classiques du cinéma italien que l'on a tant de plaisir à revisiter. Et pourquoi ne pas profiter de la dégustation d'un petit café bien serré, à l'italienne quoi !

Juin 2017
Françoise Breillout

Cinefil N° 54 - Octobre 2017

1 Cambria est le nom d'un quartier de la ville de Gioia Tauro dans la province de Reggio de Calabre au bord de la mer tyrrhénienne.
2 Voir l'article de Louis D'orazio La représentation de la mafia dans le cinéma italien, Cinéfil n°40 -février 2015.
Sicilian ghost story d' Antonio Piazza, sortie prévue en novembre 2017
A Ciambra de Jonas Carpignano, sortie prévue en septembre 2017
L'Intrusa de Leonardo Di Costanzo, sortie prévue en juin /juillet 2017.