Il paraît légitime de se poser cette question dès lors que l'on fréquente une cinémathèque, c'est-à-dire le lieu par excellence où l'on appréhende la dimension culturelle du septième art. Et parce que l'on projette dans ce lieu les films qui ont fait l'histoire du cinéma, cherchons dans le célèbre film des Frères Lumière, l'arrivée du train en gare de la Ciotat, la réponse à notre question.

    Lorsque ce film fut projeté en janvier 1896, des journalistes rapportèrent l'événement en insistant, non sans exagération, sur la panique que le surgissement du train à l'écran provoqua chez les spectateurs. On peut affirmer que cette peur est fondatrice du cinéma.  Alors que les Frères Lumière pensaient que leur invention  n'avait aucun avenir, ce jour-là le cinéma fit la preuve qu'il était capable de susciter chez les spectateurs, des émotions. Un nouvel art était né.
   Comment expliquer cette peur ?  Les spectateurs  de l'époque, découvrant ce film pour la première fois, perdirent brusquement conscience du lieu dans lequel ils se trouvaient, pour croire le temps de la projection qu'ils étaient  au bord d'une voie ferrée, dans une gare, au moment de l'arrivée d'un train. Cet effet n'était rendu possible que par le choix opéré par les Frères Lumière de placer la caméra au bon endroit. Le train parcourt la profondeur de champ, cette dimension  fictive de l'image par laquelle elle acquiert cet effet de réel. Un autre point de vue n'aurait pas permis d'obtenir le même effet. Les spectateurs pouvaient croire  à la réalité de l'image animée  du fait d'une mise en scène appropriée.

   Aujourd'hui le cinéma dispose d'un arsenal technique (taille de l'image, couleur, image 3D, son multipiste......) pour nous convaincre de la réalité des images projetées. Mais à l'époque ! Les spectateurs étaient assis sur de simples chaises, dans une salle de café aménagée pour l'occasion. L'écran n'était qu'un drap tendu contre un mur. L'image projetée, de taille réduite, était sautillante et quelque peu blafarde. Elle n'était pas accompagnée de son si ce n'est le bruit métallique du projecteur qui trônait en plein milieu de la salle. Autant d'éléments qui ne contribuent pas à donner à l'image l'effet de réel recherché. Et pourtant cette image du train arrivant en gare de la Ciotat  provoqua la peur voire la terreur chez ces spectateurs, à en croire les journalistes présents qui en  rapportèrent l'événement. Preuve en est que cette croyance en la réalité de l'image projetée est déterminée par le dispositif cinématographique, bien plus que par les conditions de la projection.

   Le spectateur de cinéma est pris entre deux écrans ; un écran réel, celui sur lequel on projette une image animée en deux dimensions, celle même qui a été enregistrée sur la pellicule,  et un écran mental que le spectateur crée dans son imaginaire et qui l'incite à croire à la réalité de  cette image ainsi projetée. Il croit à cette réalité, oubliant sa situation de simple spectateur. Mais cette croyance ne se suffit pas à elle-même, elle se doit d'être déniée. Il est bien assis face à un écran sur lequel sont projetées des images animées. Pris dans cette double dénégation, favorisée par l'obscurité de la salle qui l'isole, le spectateur oscille, le temps de la projection entre réalité et illusion. L'écran devient alors le lieu de cette double projection, de cette tension entre illusion et réalité.

   C'est pourquoi l'invention du cinéma, c'est d'abord l'invention du spectateur de cinéma bien différent du spectateur de théâtre ou de cirque car le cinéma repose sur une relation entre une machine et un sujet, relation qui se nourrit de ce double mouvement. Aussi, pour qu'un film existe, il faut qu'il y ait au moins un spectateur dans la salle, lequel, pris dans cette double projection, va pouvoir s'identifier au personnage sur l'écran, réagir, se transformer, se découvrir et évoluer. En cela le cinéma est bien un art de la représentation, le dernier né et, comme tous les arts de la représentation, il est fondé sur l'idée que le spectateur peut être transformé, d'où le rôle essentiel que remplit le cinéma dans notre formation de sujet.


   Tout dépend  de la place que l'on accorde à ce dernier. Est-il un individu traversé de questions sur lui-même et sur le monde auxquelles il importe de répondre ou alors n'est-il qu'un simple consommateur, une cible pour des annonceurs avides de profit ?

   Ce débat est consubstantiel du cinéma même si aujourd'hui, par l'importance des images virtuelles qui évacuent le corps, par le rôle sans cesse croissant des médias qui conditionnent la production, par une mondialisation réductrice, c'est tout l'art de la représentation qui est mis à mal.

   D'où le rôle d'une cinémathèque qui en montrant tous ces films qui ont contribué à changer notre regard sur le monde et sur nous mêmes, est de résister à cette conception marchande du cinéma qui ne pense le sujet que comme simple maillon d'une chaîne économique.  Résister c'est penser le cinéma, c'est-à-dire penser l'homme en tant que sujet.

Louis D'Orazio