Quand l'ex-Yougoslavie accueillait dans ses studios de cinéma les grands noms du cinéma américain...

Le Maréchal Tito était un passionné de cinéma et il passait des nuits entières à regarder les films que son projectionniste personnel parvenait à lui procurer dans la journée. Ce dernier a d’ailleurs tenu le journal quotidien des films vus par Tito : il a pu voir jusqu’à 275 films par an !

En 1946, Tito décide de construire une ville du cinéma, la Filmski Grad, dans les environs de Belgrade, une Hollywood de l’Est en quelque sorte, et en 1947, il crée les studios Studio Central Films, qui deviendront plus tard les Studios Avala Films. La ville du cinéma est construite par de jeunes volontaires et des professionnels du cinéma enthousiasmés par le projet, avec le soutien des Russes d’abord, puis de façon indépendante à partir de 1956 après la rupture avec Staline.

En 1954 est créé le Festival du Film de Pula, qui se tient encore aujourd’hui. C’était l’événement annuel du cinéma yougoslave ! Tito visionnait les films en projection privée et son projecteur, informait les membres du jury de son opinion !

A partir de 1962, Ratko Drazevic, le nouveau directeur des studios Avala films, avec l’accord du Maréchal Tito, veut attirer vers la Filmski Grad de grosses productions hollywoodiennes et de grands noms du cinéma vont venir tourner en Yougoslavie, à Belgrade.

En 1963, commence le tournage des Drakkars, film réalisé par Jack Cardiff, avec Richard Widmark et produit par Columbia Pictures. Enthousiasmés, de jeunes Yougoslaves se laissent pousser les cheveux, au risque d’avoir des ennuis avec le régime, pour pouvoir jouer les figurants dans le film !

La même année Denys de la Patellière tourne La Fabuleuse Aventure de Marco Polo avec Anthony Quinn, Robert Hossein… D’autres grandes productions suivront, Gengis Khan, en 1965, de Henry Levin avec Omar Sharif, Orson Welles et coproduit par les Etats-Unis et l’Allemagne ! Les grands acteurs américains de l’époque vont alors fouler le sol yougoslave, accueillis à bras ouverts par Tito : Orson Welles, qui a été le premier Américain à soutenir publiquement les Partisans de Tito au tout début de la Seconde Guerre Mondiale, Yul Brunner, Anthony Quinn, Kirk Douglas… sans oublier deux actrices italiennes, Sophia Loren et Gina Lollobrigida !

Le plus paradoxal reste que certains de ces grands acteurs américains tiendront des rôles importants dans des films à la gloire du Maréchal Tito.

La Bataille de la Neretva, réalisée en 1969 par Veliko Bulajic, raconte comment l’invasion allemande a été stoppée en 1943 par les Partisans sous les ordres de Tito. A qui sont confiés les rôles principaux ? Non pas à des acteurs yougoslaves mais à Yul Brunner, Hardy Krüger, Curd Jürgen et… Orson Welles qui entretient des liens très forts avec la Yougoslavie. La production n’a pas lésiné sur les moyens : 5 tonnes d’artillerie furent jetées dans la rivière et Tito donna son accord pour qu’un pont sur la Neretva soit réellement détruit ! Ce film culte en Yougoslavie fut nominé aux Oscars dans la catégorie Meilleur Film Etranger ! Et Picasso en avait conçu l’affiche !

La collaboration avec les grands acteurs américains ne va pas s’arrêter là. Richard Burton va être engagé pour tourner dans le film réalisé par Stipe Delic, Sutjeska (1973), et jouer le rôle du Maréchal Tito. Tito n’avait jamais voulu être incarné par un acteur au cinéma mais c’est lui-même qui va choisir Richard Burton pour jouer son rôle dans un film là encore à la gloire des Partisans. Richard Burton passa beaucoup de temps avec Tito pour s’imprégner du personnage qu’il allait jouer et il obtint même l’insigne honneur d’utiliser la propre pipe du Maréchal Tito pour les besoins réalistes du film ! Le public yougoslave reprochera toujours à Richard Burton de ne pas avoir considéré ce film comme le grand rôle de sa vie !

Plus de 600 films et documentaires furent tournés et produits dans les Studios Avala Films dans la banlieue de Belgrade et certains furent récompensés à Cannes, Los Angeles et Berlin.

Tito meurt en 1980.

En juin 1991, vu le contexte politique, le Festival de Pula est annulé. Les artistes et les organisateurs présents appellent « à la raison, pour résister à la violence imminente». Quelques jours plus tard la guerre commence et avec elle le démantèlement de la Yougoslavie.

Les Studios Avala Films vont être emportés dans la tourmente. Entre 2005 et 2007, ils sont mis en vente aux enchères ainsi que 14 salles de cinéma de Belgrade. A ce jour aucune salle n’a rouvert ses portes et les Studios chers à Tito sont toujours invendus. Le futur demeure incertain pour les 100 personnes qui y travaillent toujours. Le Studio 1, le plus grand d’Europe, sert aujourd’hui pour le tournage d’une émission de divertissement hebdomadaire. Les négatifs, les costumes, les accessoires, les décors sont en train de pourrir de la même façon que la mémoire cinématographique de l’ex-Yougoslavie continue de sombrer dans l’oubli.

Sources : Il était une fois en Yougoslavie, CINEMA KOMUNISTO, documentaire de Mila Turajlic (Serbie-2010) qui a reçu de nombreuses récompenses à l’étranger mais dont la sortie en France est passée quasiment inaperçue.

Catherine Felix

Cinefil N° 57 - Mai 2019