La naissance d’un genre et d’un mythe

    A l’heure de la sortie en salles de La Princesse de Montpensier, (2010), adaptation de l’œuvre de Madame de La  Fayette par Bertrand Tavernier, il est intéressant de revenir sur la première adaptation au cinéma des aventures de Zorro, qui est également le lancement du genre de cape et d’épée. En 1919 Zorro n’est que le personnage populaire de littérature « pulp », nom donné à ces magazines d’aventures à épisodes, publiés sur du papier de mauvaise qualité, fabriqué à partir de la pulpe de bois. Un an plus tard, il devient l’icône des Etats-Unis grâce à la production cinématographique de Douglas Fairbanks. Intéressons-nous donc à la construction de ce mythe et de ce genre à travers  l’étude du passage du texte à l’image cinématographique dans Le Signe de Zorro, (1920) de Fred Niblo.

    Il est intéressant de constater que la première adaptation cinématographique du cavalier masqué créé en 1919 par Johnston McCulley dans un roman à épisodes, The Curse of Capistrano, est née à l’âge du cinéma muet et du noir et  blanc. En 1920, l’adaptation de Fred Niblo et Douglas Fairbanks est particulièrement intéressante car c’est elle qui a construit le mythe de Zorro à partir de l’œuvre littéraire peu connue à l’époque. Elle enclencha par là-même le développement d’un nouveau genre cinématographique, le film de cape et d’épée, œuvre « dont les personnages rappellent les héros de l’ancienne chevalerie » selon la définition donnée par la première occurrence de l’expression dans Le Dictionnaire en 1932. Avant de se développer dans la littérature et au cinéma, ce genre était très couru au théâtre : vers 1840, les théâtres secondaires (comme le « Palais Royal » ou le « Théâtre des Variétés ») multipliaient les petites  pièces Mousquetaires. S’il y avait donc déjà une tendance affichée pour le recours à la cape et à l’épée en France, les Etats-Unis s’en rapprochèrent en développant un engouement pour le film à costumes. C’est ce plaisir de jouer en costumes qui poussa Fairbanks à produire l’œuvre de McCulley au cinéma, dépassant sa réticence à l’idée d’adapter ce qu’on appellerait aujourd’hui de la littérature de gare. De plus, le succès des deux derniers films en costumes d’Ernst Lubitsch, Madame Du Barry (1919) et Anna Boleyn (1920) laissait croire à la réussite de son entreprise; et, en 1919,  Hollywood se considérait déjà comme la capitale du cinéma et souhaitait étendre son influence sur tous les genres cinématographiques.

    Ce qui est remarquable dans Le Signe de Zorro, c’est que Fairbanks se soit servi du texte pour s’approprier la figure du héros, et en faire une légende identitaire et cinématographique, servant l’œuvre littéraire elle-même en retour. En effet, l’adaptation est une opération qui consiste, à partir d’une œuvre originale, à la transcrire dans un mode d’expression différent : ici, la transformation d’un récit littéraire sous forme de feuilleton en un film de 90 minutes. Il faut penser ce passage comme un processus d’appropriation, de transfert, et donc oublier les critères de  fidélité à l’œuvre originale. Adapter c’est opérer un travail de recréation en vue de servir le texte initial. C’est ainsi que Fairbanks conserve la trame originelle du récit, tout en s’appropriant le personnage. C’est lui qui en compose les attributs, qui ne figurent pas dans le texte de 1919 : le costume noir, le loup de velours, la fine moustache, le « Z » également, qu’il dessine sur ses victimes à la pointe de son épée, et enfin le titre « Le Signe de Zorro », qui sera repris  en 1940 par Rouben Mamoulian, dans son adaptation avec Tyrone Power dans le rôle du héros. De plus, Fairbanks ajoute à son personnage l’autodérision, qui fait écho au trait d’humour que l’on connaît chez l’acteur, et qui orientera également le cadre de tout le cinéma d’aventures hollywoodien qui va suivre. En effet, la nature duale du protagoniste, qui est Diego de la Vega le jour et rend la justice sous le masque de Zorro la nuit, permet de mêler le ton de la comédie à celui de l’action : « foppish and foolish nature » pour reprendre le jeu de mots américain, c’est-à-dire à la fois élégant et ridicule. Cet aventurier à la double identité est parfait pour définir les critères du genre de cape et d’épée : fine lame, cavalier hors pair et redresseur de torts.

    Johnston McCulley a introduit ces nouveaux éléments dans les épisodes qui suivirent en 1922, ce qui montre que l’écrivain a été tout autant influencé par l’œuvre cinématographique de Fred Niblo et Douglas Fairbanks, que le cinéma américain s’est approprié cette légende espagnole. En effet, à  partir de la figure de Zorro l’expatrié, Hollywood peut offrir aux Etats-Unis un mythe culturel fondateur, une figure héroïque et romantique susceptible de développer le sentiment national. Né en Californie mais éduqué en Espagne, Zorro est l’image du défenseur du peuple contre les  autorités mexicaines corrompues et cruelles, et également l’allégorie du passage du vieux monde à la modernité américaine, par l’annexion de la Californie aux Etats-Unis. Il est donc bien le représentant de toute cette nouvelle  société naissante qui cherche des repères à la construction de son identité. Il faut rappeler que Zorro n’est que  l’exagération d’un personnage réel, José Maria Avila, qui vivait en Californie et qui accomplissait des actions du même  ordre que celles de notre héros de fiction, au temps où cet Etat était une possession de la Couronne d’Espagne. Le problème de la colonisation est donc au cœur de l’œuvre littéraire et c’est cette question de la frontière qui plaît à Fairbanks, en tant que sujet immédiatement visuel, et donc cinématographique.

    En adaptant cette œuvre littéraire qui n’était qu’un feuilleton de la revue All Story Weekly, Douglas Fairbanks a exposé un nouveau héros sur les écrans hollywoodiens, en mettant en place des scènes emblématiques qui deviendront  incontournables, comme les combats à l’épée chorégraphiés. La métamorphose de ce petit personnage anodin en une  icône cinématographique et générique est le meilleur exemple de la réussite d’une adaptation au cinéma. De la même manière que Flaubert écrit dans une lettre à Ernest Duplan datée du 12 juin 1862, « une femme écrite fait rêver à mille femmes », Zorro a pu s’incarner dans divers acteurs, de différentes cultures, après que Fairbanks ait ouvert la voie au cavalier masqué.

Manon Billaut