L’article qui suit, rédigé par Alain Jacques Bonnet, a fait l’objet d’une première parution partielle dans le n°4 du Cinéfil (février 2011) sous le titre « Six coups, deux temps au Far West ». Vous pouvez retrouver sur notre site internet, l’intégralité du texte (que nous avons choisi de publié à nouveau, en trois parties), accompagné de « repères chronologiques pour une compréhension de la conquête de l’Ouest ».          La rédaction

La première séance publique du cinématographe des frères Lumière eut lieu le 28 décembre 1895 à Paris. Cet événement fut immédiatement connu aux États-Unis où Thomas Edison, qui n’en était pas à sa première manœuvre douteuse, s’empressa dès le 23 mars 1896 de déposer à son nom le brevet du Phantascope (inventé par d’autres que lui) qu’il rebaptisa pour la circonstance Vitascope, afin de barrer la route à ce concurrent potentiel. Les projections publiques du Cinématographe Lumière débutèrent le 18 juin 1896 à New York mais La Thomas Edison Company, alliée pour la circonstance à son concurrent Biograph, contraignit, par ses manœuvres et ses tracasseries à décourager les Français qui quittèrent les lieux en juillet 1897.

Le cinématographe devenait, et pour longtemps, une industrie spécifiquement américaine.

La Thomas Edison C° (et ses concurrents : Biograph, Selig, Lubin) commença à tourner dès 1896 et en 1898 elle filmera Scènes dans un bar de Cripple Creek (un saloon) premières images du monde du ‘’Far West’’. Ses concurrents de la Biograph attendront 1902 pour filmer Cow-boy and the Lady images des cow-boys d’un ranch. Ces deux premiers ‘’documentaires’’ sur la vie dans les territoires de l’ouest seront suivi de nombreuses autres bandes d’une ou deux bobines telles que Bucking Broncos, Cow-boy and Indians Forfing a River in a Wagon, Routing up and Branding Cattle, Western Stage Coach Brush Between, Cow-boys and Indians, Cow-boy Justice, tous datés de 1902 et 1903.

Ces prises de vue sur le vif sont contemporaines de ce qui allait constituer l’univers mythique de la conquête de l’ouest et demeurent un témoignage historique de grande valeur. Pourtant ce genre de cinéma allait rester sans lendemain ! En effet, c’est un film de fiction, tourné à partir d’un scénario : The Great train robbery (Le vol du rapide, Erwin S. Porter – 1903), produit par la Lubin, qui allait devenir le modèle du western, fournir l’archétype d’un genre et faire naître et croître la mythologie du Far West.

Pendant un demi-siècle, le cinéma américain filmera la légende et non l’histoire (ce que justifiera John Ford dans L’homme qui tua Liberty Valence en 1961), laissant les journalistes, les photographes et les romanciers traiter de l’histoire. Il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale et essentiellement les années 60 pour que ce genre, devenu universel, prenne enfin en compte les réels faits historiques fondateurs des territoires et des mœurs dans cette période de l’histoire des États-Unis.

En France, après avoir vu les films de la Vitagraph, de la Selig ou de la Broncho, importés des Etats Unis, on se mit aussi à tourner des westerns, tout d’abord dans la banlieue parisienne puis en Camargue. Jean Durand les réalisait avec Joë Hamman en vedette. Ce dernier, qui avait travaillé plus d’un an dans des ranchs au Montana et avait connu Buffalo Bill, savait manier le lasso et tirer au revolver. Il possédait aussi un cheval, pur-sang camarguais nommé Pieds Blancs, avec lequel il accomplissait devant la caméra les exploits habituels d’un cow-boy sans peur et sans reproche. Le genre disparut à la veille de la guerre.

En ce qui concerne le cinéma américain, les westerns réalisés entre 1903 et 1946-1947, dans leur quasi-totalité, se déroulent dans un territoire parfaitement irréel, issu de l’imagination des scénaristes et porteurs des fantasmes d’une nation soucieuse d’oublier un passé somme toute peu glorieux au profit d’une mythologie entièrement construite autour de la gloire des pères, non pas fondateurs, mais pionniers. Ce qui aurait pu, du fait de la contemporanéité entre le cinéma naissant et la réalité, constituer une somme de documents historiques sur la vie réelle des colons américains du XIXème siècle, est devenu par la volonté des possesseurs des supports médiatiques de l’époque - presse, littérature, cinéma - une fabrique de rêves, porteuse d’un imaginaire manipulé et de fantasmes divers, soit l’exact opposé de ce que Lumière d’abord, puis Pathé et Gaumont, envisageaient pour cet art nouveau en envoyant leurs reporters filmer le monde de leur époque et en conserver la trace géographique et sociologique.

Il est possible de voir dans ce glissement du système sémantique l’exploitation d’une certaine facilité de fabrication liée à l’organisation des productions cinématographiques et à leur coût : pas de déplacements, des acteurs corvéables, des histoires simples. Mais cela reste réducteur au regard de causes plus profondément enfouies dans l’inconscient collectif et liées à la nature psychanalytique du cinéma lui-même (le rituel de la projection) et aux tabous de toutes natures perdurant dans une société qui se jugeait sans ‘’passé historique’’. La création volontaire d’un monde factice entraîna une fascination quasi universelle et firent du Cow-boy et de l’Indien les figures mythiques d’un monde primaire et juvénile.

Dans le cinéma américain, les westerns d’avant 1950 ne couvrent temporellement qu’une courte période de l’histoire des États-Unis, allant globalement de 1840 à 1900 (en gros celle de la conquête de l’Ouest), soit pour illustrer cinématographiquement, de l’époque évoquée dans Caravane vers l’ouest (James Cruze - 1922) situé vers 1840 jusqu'à When the Daltons Rode (George Marshall - 1940) situé vers 1892. Géographiquement, les actions auront majoritairement pour cadre les territoires du Middle ouest, là ou n’existe pas encore d’Etats, loin des côtes, celles de l’est, bien sûr, zone de la ‘’civilisation’’, celles du sud, vers la Louisiane au caractère trop français et celles du sud-ouest où la frontière Mexicaine servira souvent de refuge aux malfrats voulant éviter le châtiment.

Les thèmes exploités tournent essentiellement autour de deux axes : les exploits supposés des figures connues de l’ouest et les grandes épopées pionnières. Ces deux sources constituent très souvent la base des intrigues élaborées par les scénaristes, si les actions varient, c’est pratiquement toujours au mépris de la réalité historique. On prête des aventures fictives à des personnages gratifiés d’un statut de héros qui vont propager l’image d’un ouest où règnent la violence et le danger mais que contrecarrent la morale, l’esprit de conquête et le courage, le civisme et la loi.

On y retrouvera donc Buffalo Bill, dont le premier film où il est le personnage principal date de 1907 (Vie de Buffalo Bill de Paul Penzer) et qui demeure un personnage clé des films de cow-boy avec entres autres : Une aventure de Buffalo Bill (Cecil B. DeMille – 1936), Buffalo Bill (William Wellman – 1944), Le triomphe de Buffalo Bill (Jerry Hopper – 1953). Davy Crockett apparaît aussi comme figure emblématique depuis le film de Baumann en 1919 jusqu'à Alamo (John Wayne – 1960) de même que les Frères James, Jesse et Frank, bandits charismatiques depuis le Jesse James (Lloyd Ingraham – 1927) jusqu’à J’ai tué Jesse James (Samuel Fuller – 1949). Figureront aussi dans ce palmarès William H. Bonney, dit Billy The Kid, sujet du film de King Vidor en 1930 ou de Le Kid du Texas (Kurt Newman – 1947) ; James Butler Hickock, dit Wild Bill Hickock, personnage du Cheval de fer (John Ford – 1924) et de Dallas ville frontière (Stuart Heisler – 1950) ; Wyatt Berry Stapp Earp, shérif idéal dans Frontier Marshall (Allan Dwan – 1939) et dans J’ai épousé un hors-la-loi (Kurt Newman – 1948), etc. La liste des héros de l’ouest, par ailleurs objets d’articles et de photos de presse, de romans, quand ce n’est pas de spectacles de music-hall (Buffalo Bill), n’est pas exhaustive ni les titres des films les concernant.

C’est aussi le temps des cow-boys de fiction qui n’existaient que par le cinéma et faisaient de leur pseudonyme d’acteur un personnage récurrent de westerns : Bronco Billy (Bill Anderson) tournant de 1903 à 1915, Tom Mix (Thomas Edwin Mix) de 1911 à 1935, Rio Jim (William S. Hart) de 1914 à 1924, Hopalong Cassidy (William Boyd) qui eut la plus longue carrière s’étalant de 1926 à 1955, Buck Jones (Charles F. Gebhart) acteur polyvalent (1926-1942) et qui devint un héros de films tournés entre 1935 à 1937 sous son propre nom. Il y eut même quelques cow-boys chantant comme Roy Rogers.

Tout cela n’avait, bien entendu, que peu de rapport avec la vérité historique !

Les films retraçant la grande épopée des convois de pionniers, traversant les grandes plaines de territoires encore sauvages, ou les ruées vers l’or parsemant l’histoire de l’ouest, aventures collectives sensées s’appuyer sur les documents d’époque pouvaient, pour beaucoup d’entre eux, faire preuve de grandes qualités cinématographiques et d’un lyrisme jubilatoire, mais ils ne s’approchaient que de façon anecdotique de la vérité. Ils ont toutefois contribué de façon indéniable à la légende du Far West et marqués à jamais la mémoire des spectateurs. Oublions un instant la vérité et revoyons encore La Piste des géants (Raoul Walsh - 1930), Les Tuniques écarlates (Cecil B. DeMille - 1940), Chercheurs d’or (Edward Buzzell - 1940), La Charge fantastique (Raoul Walsh - 1941), La Fièvre de l’or (Erle C. Kenton - 1942), Arizona (Wesley Ruggles - 1944), Californie terre promise (John Farrow - 1946), Les Conquérants du nouveau monde (Cecil B. DeMille - 1947), La Rivière rouge (Howard Hawks - 1948), Le Convoi des braves (John Ford - 1950), L’Expédition du Fort King (Budd Boetticher - 1952), entre autres…

Des Indiens ? Non. Point de héros chez les Peaux-rouges !

Toujours en groupe, ils ne sont qu’un des aspects de la dangerosité du pays qu’il convient de surmonter ou de détruire, au même titre que les ours des montagnes, les serpents à sonnettes du désert ou les rapides de la rivière (La chevauchée fantastique ou Le massacre de Fort Apache de John Ford, réalisés respectivement en 1939 et 1948).

C’est ce cinéma-là qui va s’inscrire pour longtemps dans l’imaginaire des spectateurs du monde entier au point de susciter des vocations sur l’ensemble de la planète (et des copieurs dans les années 60 en Italie, en Espagne et même en France), l’univers factice d’un XIXème siècle américain ayant définitivement pris le pas sur la vérité historique.

(à suivre)

Alain Jacques Bonnet

Cinéfil N° 60 - Février 2020