Présenté à la Cinémathèque le 9 décembre dernier, La Salamandre, donnait l’occasion de retrouver Bulle Ogier dans l’un de ses rôles les plus marquants mais également d’attiser le souvenir de sa fille, Pascale, disparue prématurément en 1984.

Rosemonde (Bulle Ogier) est soupçonnée d’avoir tiré sur son oncle, avec un fusil. Sa culpabilité, que la justice n’a pas démontré, la jeune-femme finira par l’avouer elle-même avec une désarmante ingénuité, mais les motifs de son acte resteront, quant à eux, mystérieux, laissant la porte ouverte à toutes sortes de spéculations dont la plus vraisemblable reste sans doute que la victime était simplement un vieux con. Chargés par une chaine de télévision de tirer un scénario de cet incident familial, le journaliste Pierre (Jean-Luc Bideau) et l’écrivain Paul (Jacques Denis), se montreront pareillement incapables de cerner complètement la personnalité de la jeune-femme. Il faut dire que celle-ci, avec sa mine apparemment désabusée et son allure volontiers nonchalante, n’est pas disposée à laisser qui que ce soit l’enfermer dans quelque rôle que ce soit. Pas plus dans celui d’héroïne de fait divers que dans celui d’ouvrière. Employée dans une usine de saucisses où elle remplit des boyaux à la chaîne, répétant avec une effrayante monotonie des gestes d’une suggestivité grotesque, Rosemonde semble d’abord accepter cette servitude laborieuse avec passivité, avant, tout aussi calmement, de quitter subitement son poste et d’abandonner la machine qui continue de déféquer dans le vide son boudin de chair. Rosemonde ne prétend pas dénoncer l’aliénation de la classe ouvrière, ni les méfaits du capitalisme. Individualiste, indocile, c’est une anarchiste qui, dans sa quête de liberté, se heurte en permanence à un monde dans lequel, sans concession mais sans révolte ostensible ni militantisme affiché, elle cherche sa place.

Réalisé au début des années 70, le film d’Alain Tanner dresse le portrait d’une époque à travers celui de Rosemonde, qui doit évidemment beaucoup à la personnalité de son interprète. Née en 1939, Bulle Ogier est d’abord une actrice de théâtre aux côtés de Jean-Pierre Kalfon ou Pierre Clémenti, avec lesquels elle tiendra son premier rôle au cinéma dans Les idoles (Marc’O – 1968), avant d’imposer sa présence singulière dans des films souvent exigeants (qualificatif traditionnellement employé pour désigner les films d’un accès ″abrupt″ ou d’une renommée ″confidentielle″), interprétant avec la même candeur magnétique, une maîtresse sado-maso (Maîtresse, Barbet Shroeder - 1976), une ex taularde claustrophobe (Le pont du Nord, Jacques Rivette – 1981) ou la patronne d’un salon d’esthéticiennes (Vénus beautée (institut), Tonie Marshall – 1999).

A l’issue de la projection, un spectateur avisé indiquait avec une notable émotion qu’en voyant Rosemonde, l’héroïne de La Salamandre, il n’avait pas pu s’empêcher de penser à Louise, celle des Nuits de la pleine lune (Eric Rohmer – 1984). Le rapprochement est effectivement (du moins, pour le spectateur qui connaît le film de Rohmer) saisissant, pour différentes raisons.

La première tient évidemment au lien de parenté qui unit des deux actrices.

Bulle est la mère de Pascale. Toutes deux présentent, par la magie de la génétique, cette même inflexion boudeuse des lèvres et une pareille profondeur mélancolique dans l’œil qui donnent à chacune de leurs expressions un charme déroutant. Toutes deux dévoilent, par la force du mimétisme éducatif, une semblable façon d’occuper l’espace : leurs gestes sont gracieux, leurs mouvements délicats, leur tempo est celui d’une sensuelle indolence.

Une autre raison est liée à la construction des deux films entre lesquels il est possible, sans trop forcer sa subjectivité, de créer des ponts, tant au niveau du scénario que de la mise en forme. Louise vit à Marne-La Vallée avec un homme qui n’apprécie pas forcément ses velléités d’indépendance. Il a, du couple une vision ″traditionnelle″ (d’aucun dirait ″oppressante″), elle n’est pas prête à faire le deuil de sa liberté individuelle. Comme Rosemonde avant elle, Louise refuse de se laisser enfermée dans un rôle, une fonction, un espace qu’elle n’aurait pas choisi. Les deux femmes finiront seules : Louise quittant son immeuble de banlieue pour rejoindre la gare RER où un train la mènera vers Paris, Rosemonde, au milieu de passants anonymes.

Par ailleurs, si Rosemonde peut être vue comme une représentante de la génération des ″baby boomers″ (celle qui s’essaya un temps au lancé de pavés sur le boulevard Saint Michel et rejetait en bloc la société de papa), il n’est pas tout à fait impossible de faire de Louise celle de ce que certains ont appelé avec mépris la ″bof génération″ (celle qui, grandie dans les éclats du punk, refusait le modèle dominant des golden boys à la Tapie, et dont l’indifférence aux appels d’un capitalisme new age fut assimilée de manière expéditive à une sorte d’aboulie veule).

On pourrait multiplier les comparaisons entre les destins de Rosemonde et de Louise, chercher encore à établir des parallèles entre les prestations de Bulle et de Pascale, éplucher le scénario de Tanner et décortiquer la mise en scène de Rohmer, tenter, comme le préconisait Jean Douchet, « d’accomplir l’acte créateur à rebours. » On pourrait s’épuiser en analyse, en dissection, en exégèse, il sera difficile au final de ne pas admettre que le film que l’on voit n’est jamais que celui que l’on a décidé de voir, c’est à dire celui que l’on se fait (de l’expression familière ″se faire un film″ qui désigne à la fois le fait d’aller voir un film, mais aussi, celui de se laisser aller à son imagination). Plus qu’au réalisateur, au monteur, au producteur, le final cut revient à l’œil du spectateur, partie visible d’une tortueuse machine à fabriquer du fantasme en faisant passer les images d’un(e) autre par le prisme de ses désirs (refoulés ou non). Parce que, comme l’écrivait Jean Douchet, encore lui, « l’activité artistique vient du sentiment d’un manque et de la nécessité de retrouver un équilibre », les films que nous voyons se télescopent et se complètent, s’attirent et s’entremêlent comme les pièces d’un puzzle que nous assemblons sans en connaître la figure finale. Si Rosemonde/Bulle me fait penser à Louise/Pascale, c’est parce que la disparition de Pascale Ogier a créé un vide que je cherche à combler chaque fois que l’occasion s’en présente, chez Tanner ou ailleurs, par un mécanisme d’identification et de transposition qui « me porte comme une aile vers un but qui me donne le vertige : une consolation qui soit plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre. » Le cinéma en est une.

L’étrange obsession, Jean Douchet – Cahiers du cinéma n°122, août 1961 / Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Stig Dagerman 1952

Olivier Pion

Cinéfil N° 60 - Février 2020