« Je veux rester tout à fait dans l’ombre » expliquait Rohmer à un journaliste qui tentait de le prendre en photo. « Le fait que le public peut reconnaître dans un film le style de l’auteur fait partie du plaisir. Mais l’auteur n’existe que par son œuvre. » Que voit-on justement de Rohmer dans son œuvre ? La réponse est peut-être dans le livre passionnant de Françoise Etchegaray, Contes des mille et un Rohmer.

Il est indéniable qu'il existe un ton spécifiquement rohmérien, immédiatement identifiable, mais diversement apprécié.

Je me suis un jour trouvé en présence d’un individu que la vision de La Collectionneuse (1967) avait suffisamment agacé pour qu’il estime nécessaire de me faire part de son irritation en des termes dont la véhémence avait été attisée tout au long de la projection par des soupirs lassés de moins en moins discrets. Si ses critiques, nombreuses, s’assortirent d’épithètes mordants (bavard, prétentieux, intello, lent, mollasson), le principal reproche qu’il adressa au film concernait la prestation des acteurs auxquels il était reproché de ″jouer faux″. N’ayant jamais fréquenté les cours d’art dramatique, je ne me sens pas toujours la compétence de juger de la justesse d’une interprétation. Pour autant, je voyais bien en quoi il était possible de considérer que le ton de Daniel Pommereulle morigénant d’importance l’impassible Haydée Politoff dans le but de l’humilier publiquement en l’écrasant de son éloquence autosatisfaite, manquait en apparence de naturel. Jouer faux consisterait à proposer un ton, une posture, une diction, une gestuelle, non-conforme à une norme aisément reconnaissable (la subjectivité du spectateur pâtit souvent d’une confusion entre ″compréhension″ et ″reconnaissance″). L’importance accordée à cette norme détermine l’attachement variable des uns et des autres aux films de Rohmer. Alors que leurs admirateurs loueront leur rigueur, leur élégance qui flirte parfois avec une certaine froideur, ceux qui y restent insensibles leur reprocheront au contraire leur apparente artificialité et la modestie d’une production qui confinerait à l’amateurisme. De fait, il n’y a pas d’effet de manches dans les films de Rohmer. Parce que personne ne marche à reculons dans la rue, le travelling arrière est banni. Parce qu’il est le plus proche de la vision humaine, l’objectif de 50mm est privilégié. Tout est pensé pour créer une image «très fonctionnelle» comme en témoigne Nestor Almendros qui sera son chef opérateur à dix reprises : « Le décor, les acteurs, les objets, tout doit être parfaitement organisé. La sensibilité de Rohmer se concentre avant tout sur les personnages et les comédiens. »* Une volonté de simplicité qui s’exprime donc principalement dans la direction d’acteurs desquels Rohmer exige un respect à la lettre de dialogues précisément écrits, tout en refusant de leur donner «des raisons psychologiques concernant leur personnage et aucune autre indication que les déplacements dans le champ ou des précisions telles que : ″Vous ramassez du bois. Vous mettez des fleurs dans un vase. Là, vous prenez le disque, vous vous levez et vous sortez du champ. Vous coupez du saucisson.″»

Est-ce pour autant ce qui les conduirait à un jeu que certains perçoivent comme ″faux″ ? De quoi est fait le style de Rohmer et que révèle-t-il de l’homme qui reste caché derrière le cinéaste ?

L’intérêt du livre de Françoise Etchegaray, Contes des mille et un Rohmer, est d’apporter moult réponses à ce genre de question. Ce n’est pas le seul. Ni le principal.

Comme elle le rappelle dans le prologue, Françoise Etchegaray a été pour Rohmer «productrice, directrice de production, intendante, cadreuse, ingénieure du son, actrice, cuisinière, psychologue et, last but not least, ″modèle″, puisqu’il m’avoua un jour que, à partir du Rayon vert, il s’était inspiré de ma vie pour écrire ses films». C’est cette collaboration de vingt-sept ans qu’elle s’attache à décrire dans un livre découpé, comme un scénario, en séquences qui renvoient chacune à un souvenir plus ou moins lointain. Numérotées, elles se voient attribuer un titre strictement descriptif (Dimanche matin au monastère), ou énigmatique (Le Christ habite boulevard Saint Germain), ou surprenant (Les trois grâces et les trois grosses), ou amusant (Rohmer au pays des merguez), souvent tout cela à la fois (Une crêperie et des teckels), et proposent de suivre au plus près le cinéaste dans toutes les étapes de son travail, du montage financier au tournage, de la direction d’acteurs à la résolution de soucis techniques, ce qui en fait un document aussi riche que captivant sur la pratique d’un certain cinéma, dit ″d’auteur″.

Qu’on ne s’y trompe pourtant pas, moins qu’une enquête, le livre de Françoise Etchegaray est avant tout un témoignage. Écrit comme un journal de bord, souvent comme un journal intime, dans un style vif, alerte, parfois cinglant mais jamais cynique, truffé de digressions personnelles et de détours chronologiques, il se lit comme un roman d’aventures, avec ses rebondissements et ses coups de théâtre, ses intrigues et ses trahisons, ses déceptions et ses victoires. C’est un témoignage sans concession, d’une admirable honnêteté et d’une émouvante sincérité, sur Éric Rohmer, cet homme qu’à travers ses films, on peut voir austère et cérébral, et qui nous est effectivement montré austère et cérébral mais aussi naïf, curieux, attentif, rusé ou facétieux. Dans l’ironie souvent mordante avec laquelle Françoise Etchegaray raconte des anecdotes, pas toujours flatteuses, pointe sans cesse l’admiration ou la tendresse, et si elle confirme la figure la plus connue de Rohmer, «le solitaire, l’ascète, l’ennemi des mondanités…», elle en dévoile bien d’autres dont celle, très inattendue, d’«acteur comique dans la vie» : « Étonnamment, Rohmer, outre un humour parfois cruel, avait un goût prononcé pour les plaisanteries basiques du genre : ″Comment vas-tu, yau de poêle, et toi, là matelas″ qui pouvait le faire rire aux larmes et me stupéfiait toujours. En prime, il lui venait souvent des idées farfelues, dignes du Sapeur Camembert et de La Famille Fenouillard (…) dont nous évoquions souvent les facéties. » S’ensuit le récit hallucinant d’un tour joué par Rohmer au producteur Daniel Toscan du Plantier, dont je vous conseille vivement la lecture, pendant laquelle vous prendrez soin de garder à l’esprit que c’est bien de l’auteur de Ma nuit chez Maud et de Perceval le gallois qu’il s’agit.

Contes des mille et un Rohmer, qui porte si bien son titre, donnera à coup sûr à ceux que les films de Rohmer ennuient (s’il en existe encore) l’envie d’aller y jeter un œil nouveau et à ceux qu’ils ravissent déjà, celle d’y découvrir des mystères sans doute aussi bien dissimulés que La lettre volée d’Edgar Allan Poe.

Contes des mille et un Rohmer de Françoise Etchegaray est édité par Exils, dans la collection Art & Cinéma.

*Un homme à la caméra (Nestor Almendros ; Hatier - 1980)

Olivier Pion

Cinéfil n°62 - Octobre 2020