Dès son troisième long métrage, Quai des brumes en 1938, Marcel Carné est responsable des plus éclatants succès du cinéma français d'Avant-Guerre et de l'Occupation. Pourtant ses succès s'accompagnent de débats et de remises en cause qui relativisent sa réputation. D'abord les producteurs trouvent ses exigences financières trop élevées pour son âge ! Cela incita le réalisateur à cacher son âge ; les dictionnaires le font naître en 1909. Mais c'est face à la censure que les vexations sont les plus grandes. Le gouvernement de Vichy, relayant les méfiances du gouvernement Daladier, accuse Quai des brumes d'être responsable de la Débâcle, le censure ainsi que Le Jour se lève ; et quand il décide de les autoriser, les  cisaille. Puis enfin La Nouvelle Vague, et surtout François Truffaut, en fera une de ses cibles favorite : « des films de Prévert mis en images par Carné » dira-t-il.

         De fait, la rumeur qui persiste le plus est celle qui dit que ce sont les qualités de Prévert qui font la qualité des films de Carné. Leur collaboration est célèbre et le public va autant voir un film « de » Prévert qu'un film « de » Carné. Ils se rencontrent en 1936, le soir de la projection du Crime de Monsieur Lange de Jean Renoir. Tandis que Renoir montre sa froideur après la collaboration orageuse avec Prévert, ce dernier l’accueille chaleureusement. L'association des deux fera oublier à Prévert l'échec subi avec Renoir.  Dès ce moment, Carné cherche à s'entourer d'une équipe avec laquelle il aime travailler, Prévert en sera le pilier. En 1980, Carné se souvient: « Issu tous les deux du peuple, tous deux formés à l'école de la vie et portant par là même un regard identique sur le monde, aimant les mêmes artistes, ignorant les autres, nous ne pouvions que nous entendre. » Cependant Prévert est son aîné de sept ans, très engagé à gauche, anti-bourgeois, anticlérical, antimilitariste, exaltant la camaraderie. Carné, lui, est plus distant et moins spontané, répugne aux démonstrations affectives, calcule et rumine, est volontiers dandy et formaliste. A la fin des années 30, Carné est moins à l'aise dans son rôle social que Prévert. Les deux hommes privilégient la liberté comme valeur fondamentale de la vie mais le franc-parler de Prévert, sa dénonciation de l'injustice à travers l'échec sentimental n'est pas partagé par Carné.

        On peut alors revenir à Renoir. Ce dernier avait exigé la présence de Prévert sur le tournage du Crime de Monsieur Lange. En effet, Renoir tient le tournage du film comme la poursuite de la création et de l'écriture du film. En revanche, Carné ne croit pas à l'improvisation, le film est achevé d'être pensé à l'écriture ; il répète chaque plan jusqu'à ce que les acteurs possèdent les paroles et les gestes de leurs personnages. Si les deux participent ensemble à l'élaboration écrite du film, il revient à Carné la responsabilité du processus de mise en images. Mais c'est aussi une différence morale qui oppose Prévert et Carné, et qui rapprocherait Prévert de Renoir. Carné développe une vision fataliste du monde, des images composées avec soin, aux contrastes manichéens tandis que Prévert présente une vision optimiste jusqu'à la révolte. Au style abondant, imagé, fleuri de Prévert les images de Carné répondent par une rigueur parfois austère. Leur première grande collaboration, après Jenny en 1936, est un échec critique et public : Drôle de drame ; le succès de ce film ne viendra qu'à la ressortie en 1951. La première eut lieu au Colisée, là même où sera sifflé La Règle du jeu quelques années après... Le succès arrive en 1938 avec Quai des brumes.

        Du roman de Pierre Mac Orlan, Prévert bouleverse toutes les données. L'action est concentrée en 48 heures et en 1938 au Havre, tandis que le roman commence en 1910 et parcourt la France. Puis Prévert retrouve son schéma d'intrigue de prédilection, une femme prise entre plusieurs amours. Au moment où il donne plus d'actualité à l'intrigue, il la détourne vers le mélodrame. Tandis que chez Renoir, les amants ont toujours conscience de la société, chez Carné ils s'enferment dans une bulle qui les coupe du monde. Jean Gabin dans Quai des brumes n'est plus légionnaire, il est en rupture avec la société et seul, en cela très loin de son rôle contemporain dans La Grande illusion, où le destin favorise l'entraide et la fraternité. Le monde de Carné est une atmosphère, une composition visuelle recréant la réalité pour la maîtriser. Et l'on reconnaît chez Carné l'influence de la splendeur visuelle d'un cinéma muet à la Sternberg, mais où l'accumulation de détails laisse place à un dépouillement. La lumière dialoguant avec les acteurs et les situations dramatise un monde réaliste, plonge cette réalité recomposée dans une fatalité implacable. La lumière d'Alekan très directe et d'une puissance inhabituelle pour l'époque plonge la représentation dans un monde indéfini, non situé dans le temps. Cette poésie visuelle de la réalité – ce « réalisme poétique » - repose donc sur une équipe à la fois unie et fragmentée. Unie autour d'un scénario et fragmentée dans le passage à la réalisation visuelle.

        Au fond, curieux jeu d'inversions : le scénariste des amitiés libertaires collabore avec le réalisateur des solitudes fatales ; le poète de l'effusion des sentiments écrit pour le représentant discret et austère des sentiments. Le Jour se lève réalisera brillamment ce paradoxe : le scénario en flash-back satisfait le goût fataliste de Carné et les souvenirs du passé laissent la place aux expressions sentimentales. En cela, Prévert et Carné expriment les contradictions d'une France prise entre les espoirs déçus du Front Populaire et les craintes devant les perspectives d'avenir.

Laurent Givelet