L’un des nombreux mérites du festival de cinéma de La Rochelle est de proposer des rétrospectives, parfois intégrales, qui offrent aux spectateurs la possibilité d’affirmer, de réviser ou d’ajuster leur point de vue sur un cinéaste, en considérant l’évolution de son œuvre dans sa globalité. Cette année, c’est Maurice Pialat, entre autres, qui était à l’honneur.

Je le confesse, sans honte ni fierté, Pialat m’a souvent cassé les pieds (au moins). Pas seulement ses films. Sa personnalité aussi, ou du moins ce que j’en percevais.

Peut-être excessivement tourmenté depuis le collège par le spectre de Zola, l’âpreté formelle de certains films affichant une volonté plus ou moins manifeste de réalisme social (au risque de la caricature et de la mauvaise foi : une succession de plans statiques sur des personnages mal-fagotés qui échangent sur un ton morne des considérations désolées dans la pénombre d’une pièce ressemblant à s’y méprendre à la cuisine de ma grand-mère) ne me bouleversait que de loin. Par ignorance ou bêtise, sans doute un peu des deux, Pialat se voyait ainsi prêter, de manière expéditive, des intentions naturalistes plutôt rébarbatives qui témoignaient supposément d’un tempérament peu avenant. Ce que semblaient confirmer ses interventions publiques, rares mais généralement marquantes, tant par la rugosité de la forme que par la rudesse du propos. La plus fameuse reste bien sûr celle du festival de Cannes 1987 lorsque, monté sur scène au milieu des vivats et des huées, pour recevoir la palme d’or couronnant Sous le soleil de Satan, il lança à ses détracteurs : « Je vais être fidèle à ma réputation, je suis content pour tous ces sifflets et ces cris que vous m'adressez », avant d’ajouter, le poing levé : « Si vous ne m’aimez pas, je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus. »

Le mythe plus important que la création

Personne n’est obligé d’aimer Pialat. Il existe suffisamment de films, dont une vie entière de cinéphile ne suffirait pas à épuiser l’exhaustive vision, pour ne pas avoir à se contraindre, au mépris du désir qu’on en a, à celle de “classiques” qu’il faudrait “absolument avoir vus” (sinon quoi ?). Pour autant, comprendre pourquoi tel film provoque ennui, agacement ou incompréhension n’est pas moins enrichissant que de savoir pourquoi tel autre ravit. Surtout lorsque le sentiment, imprécis mais tenace, de n’avoir pas tout à fait raison laisse le goût amer d’un malentendu. Car si Maurice Pialat est sans doute l’un des cinéastes français les plus célèbres, il est peut-être également l’un des plus méconnus. Dans leur numéro d’été, les Cahiers du cinéma lui consacrait un dossier très complet dont l’introduction pointait l’apparent paradoxe : le cinéaste serait aujourd’hui moins connu pour son œuvre même que pour son prétendu héritage ou « pour d’innombrables anecdotes de tournage qui ont rendu le mythe plus important que sa création ».

En présentant, cette année, l’ensemble des longs-métrages réalisés par Maurice Pialat pour le cinéma, de L’Enfance nue (1968) à Le Garçu (1995), le festival de La Rochelle offrait une occasion unique de lever le malentendu ou de casser le mythe.

Complémentarité et pérennité

L’œuvre d’un cinéaste évolue avec le temps parce que celui-ci gagne en savoir faire ce qu’il perd en spontanéité (la règle n’est pas toujours vraie), mais aussi parce que l’homme qui se cache, plus ou moins bien, derrière l’artiste vieillit, mûrit, se corrige ou s’entête au fur et à mesure qu’il traverse les heurs et malheurs de l’existence humaine. C’est cette évolution que la vision rochelaise et rapprochée de plusieurs films de Pialat a permis de mesurer et d’analyser, et deux d’entre eux ont particulièrement retenu mon attention.

Nous ne vieillirons pas ensemble (1972), découvert une quarantaine d’années auparavant en format télévisé, m’avait laissé une déplaisante sensation, due principalement à la brutalité quasi-bestiale du personnage interprété par Jean Yanne, qu’exacerbe, par contraste, la fragilité diaphane de celui incarné par Marlène Jobert. Quelques décennies plus tard, le spectacle de cette rupture qui n’en finit pas n’est guère plus agréable, et la douleur un peu pathétique de l’homme ne suffit toujours pas à excuser son comportement qui révèle un profil psychologique qui serait aujourd’hui qualifié de “pervers narcissique”.

Le Garçu, réalisé 23 ans plus tard mais inédit pour moi, prend également pour sujet la séparation d’un couple (cette fois-ci, Gérard Depardieu qui n’a rien à envier à son prédécesseur en matière de “rusticité” et Géraldine Pailhas) que la présence d’un enfant (le propre fils de Maurice Pialat) rend sinon plus simple, en tout cas moins douloureuse.

Le rapprochement des deux films esquisse une complémentarité que souligne la pérennité d’un style. Le Garçu semble prolonger, voire clore, le récit amorcé dans Nous ne vieillirons pas ensemble et la comparaison des deux personnages principaux masculins, alter ego du cinéaste, fait apparaître le chemin affectif et humain parcouru.

Voici le jour en trop

Pour être aimé, il faut être aimable. Jean (Jean Yanne) est objectivement un sale type, grossier, violent, manipulateur et sournois. Gérard (Gérard Depardieu) n’est pas beaucoup plus sympathique mais, autre temps autre mœurs, son machisme s’exprime de manière plus nuancée. Pialat ne fait pas pour autant, ni de l’un ni de l’autre, un monstre, mais expose leurs souffrances, leurs failles, ou leur crainte commune de voir les liens amoureux se défaire à jamais. La question est moins alors “pourquoi” mais “comment” vivre en sachant qu’un jour tout ce qui n’a pas encore été dit est à jamais perdu. Parce que l’autre n’est plus là pour l’entendre. Ce jour où le temps déborde comme l’écrivait Eluard après la mort de sa femme dans un court poème auquel Pialat emprunte le titre de son film : Nous ne vieillirons pas ensemble, Voici le jour, En trop : le temps déborde, Mon amour si léger prend le poids d’un supplice. Cette urgence de la mort qui rôde éclaire d’un jour différent la saillie cannoise de Pialat. Son « si vous ne m’aimez pas, je ne vous aime pas non plus » sonne moins alors comme la menace d’un défi haineux, que comme l’expression d’un besoin de reconnaissance qui ne peut exister que dans la réciprocité.

Cette vision nouvelle et personnelle de l’œuvre de Pialat est-elle plus pertinente que la précédente ou la prochaine ? A voir. Pialat est mort. Ses films sont finis. Seul peut encore changer le regard qui se porte sur eux.

Gaston Chapelle

Cinéfil n°63 - Octobre 2021