Installé aux états-Unis de 1940 à 1949, Jean Renoir y travaillera de manière permanente, s’acclimatant aux conditions imposées par les studios hollywoodiens tout en appréciant la qualité de l’hospitalité locale. Il réalisera ainsi six longs métrages, parmi lesquels L’Homme du Sud.

Après L’étang tragique (1941) pour la Fox (il est débarqué du film pour cause de « lenteur » et finalement réhabilité par Zanuck qui avait apprécié son travail), Vivre Libre (1943) pour RKO (une histoire de résistance « quelque part en Europe ») et Salut à la France (1944) (court métrage patriotique coordonné par le service de propagande de l’armée américaine), Renoir réalise L’Homme du Sud, film produit de manière indépendante. C’est Robert Hakim qui va proposer à Renoir de s’intéresser à la nouvelle « Hold Autum in Your Hand » écrite en 1941 par Georges Sessions Perry (tout comme il lui avait déjà soufflé l’idée, avant-guerre, d’une adaptation de La Bête Humaine). Renoir éprouve une certaine inclination pour les gens du Sud américain. À travers l’histoire de simples journaliers agricoles du Sud aspirant à sortir de leur condition, c’est une sorte d’éloge humaniste aux paysans de l’Amérique profonde qu’il propose. Le tournage interviendra dans un coin de Californie ressemblant au Texas du scénario.  Le jeune Robert Aldrich sera l’assistant de Renoir. Confrontés à un environnement hostile, les personnages vont tous devenir des héros du quotidien. Tous, car Renoir, à son habitude, ne souhaitait pas voir émerger telle ou telle figure particulière dans ce récit. Ce film aurait pu être baptisé « The Southeners », évocation du destin collectif de toute une communauté. Le chef décorateur Eugène Lourié qui avait travaillé à de nombreuses reprises pour Renoir (Madame Bovary, Les Bas-Fonds, La Grande Illusion, La Bête Humaine, La Règle du Jeu) le retrouvera à trois reprises aux états-Unis notamment sur L’Homme du Sud. Il réalisera notamment le décor de la cabane invivable de la famille Tucker, incarnation même de sa difficulté d’ancrage sur cette terre de souffrance. Le chef opérateur Lucien Andriot, installé aux états-Unis depuis les années 20, y avait précédemment travaillé avec Maurice Tourneur, René Clair, Robert Florey et Jean Renoir. Il peaufinera les ombres dramatiques des protagonistes et des paysages. Soucieux d’exercer dans la plus grande indépendance possible, Renoir ne souhaitait pas être encombré par l’une ou l’autre des « stars » du moment. Son couple principal est incarné par Betty Field qui venait de tourner avec Milestone (Des souris et des hommes) et Zachary Scott dans l’un de ses premiers rôles. Ce dernier travaillera avec Buñuel en 1960 sur La Jeune Fille (The Young One). Apparaissent dans ce film J.Carrol Naish, aventurier dans la vie et à l’écran, Beulah Bondi apparue quelques années auparavant comme mère de James Stewart dans Monsieur Smith au Sénat et la jeune Noreen Nash (parrainée par Paulette Goddard).

L’œuvre américaine la plus aboutie de Renoir

Il est question d’une histoire de famille et d’amitié filmée à hauteur d’hommes et de femmes dans un Sud américain recréé mettant en scène une petite société de travailleurs agricoles pour certains quasi nomades. Le récit (William Faulkner, romancier du Sud, se penchera sur le scénario) présente d’emblée le contexte social local. La disparition d’Oncle Peter et ses dernières paroles incitant son neveu à conclure un bail d’exploitation marquent la fin d’une époque et l’accession pour de simples journaliers à une certaine forme d’indépendance, dure à conquérir, sur une base contractuelle parfaitement défavorable. Certains peuvent essayer d’échapper à cette condition et à un destin contraire. Ce sera le fil conducteur du récit. Ce drame rural considéré comme l’œuvre américaine la plus aboutie de Renoir est épinglé à sa sortie par une partie de la critique américaine pour un pessimisme inadapté en cette période de guerre. Elle parla d’un film éloigné de la réalité sudiste, de ses populations et de leur culture. Un film pas assez « réaliste » en quelque sorte. De fait le film fut mal distribué dans le Sud américain. Plus tard, The Southerner fut apprécié par cette même critique pour son naturalisme lyrique, décrit comme un film riche, inhabituel et sensible, s’inscrivant dans les pas des Raisins de la colère de John Ford (1939) et de Notre pain quotidien de King Vidor (1934). Très « américain » dans ses thèmes et sa structure, L’Homme du Sud n’en reste pas moins fidèle aux préoccupations habituelles de Renoir, cinéaste du réel. On le sait car il l’a dit et prouvé, Renoir ne concevait pas « le cinéma sans eau ». Au fil du récit elle est omniprésente, tel un cheminement. L’eau sous toutes ses formes, convoitée, source de conflits, empoisonnée ou nourricière, finalement agressive, destructrice, potentiellement mortelle. L’Homme du Sud vaudra à Jean Renoir pour une seule et unique fois quelques nominations aux Oscars (meilleur metteur en scène, meilleure musique originale, meilleur son). On y retrouve aujourd’hui sa signature, dans la délicatesse et le souci de s’attacher à chaque personnage, même secondaire. Autant que faire se peut, et il savait y faire, Renoir est parvenu à s’affranchir des normes hollywoodiennes en vigueur, par le choix d’une production indépendante, d’acteurs non starifiés et une relative maîtrise scénaristique au profit d’un opus humaniste.

Philippe Lafleure

Cinéfil n°64 - décembre 2021