Fin 1995, j’avais 18 ans et entrais en fac de psycho où je fis la connaissance d’une fille (appelons-la Virginie) qui, venant d’un autre département, habitait seule dans un studio près de la gare. C’était un très petit appartement mais pour celles et ceux qui, comme moi vivaient encore chez leurs parents, il apparaissait comme un espace de liberté et d’indépendance, où nous aimions nous retrouver pour préparer une manif ou une fête étudiante. Au-dessus du lit de Virginie était accrochée une grande affiche sur laquelle une femme blonde avec un pull rose regardait fixement devant elle tandis que le titre du film s’étalait en lettres blanches : Paris, Texas.

À l’époque, je ne connaissais pas grand-chose au cinéma. J’y allais rarement et m’y intéressais peu. Les deux seuls films que j’avais vu depuis le début de l’année était La cité de la peur des Nuls (mon père, qui avait insisté pour que nous y allions en famille, couvrit la moitié des dialogues par ses éclats de rire) et Cyrano de Bergerac (lors d’une séance scolaire organisée par notre professeur de français). Quand un copain de la fac nous proposa d’aller voir Paris, Texas qui venait de ressortir, Virginie se montra très enthousiaste. Elle aimait beaucoup Nastassja Kinski, l’actrice de l’affiche. Et moi, j’aimais beaucoup Virginie, sans oser l’avouer, ni à elle ni à personne. L’idée de partager son bonheur, même de façon clandestine, suffisait au mien. Je me suis arrangée pour m’assoir à côté d’elle et, avant que le film ne commence, je me souviens qu’elle avait le plus grand mal à contenir son excitation, partagée entre l’envie de me raconter ses scènes préférées et la crainte de gâcher ma surprise (à l’époque on ne disait pas encore “spoiler”). La lumière s’est éteinte, le film a commencé. Dans la pénombre, je distinguais le profil de Virginie, le regard fixé sur l’écran, un sourire aux lèvres, comme hypnotisée. Peut être conditionnée malgré moi par une volonté inconsciente de partager son plaisir, j’ai été happée dès les premiers accords de la guitare de Ry Cooder, par les images de cet homme qui avance, avec sa casquette rouge et son costume poussiéreux, en plein désert, et par tout ce qui suivit, jusqu’au générique de fin. Les jours suivants, Virginie et moi avons beaucoup parlé du film, ce qui nous a, plus encore, rapprochées. Au point que, quelques semaines plus tard, j’ai fini par lui avouer mes sentiments que malheureusement elle ne partageait pas. Mais c’est grâce à elle que j’ai trouvé ensuite le courage d’assumer au grand jour ce que j’étais et ce que j’avais envie d’être. C’est grâce à elle aussi que, cherchant à en savoir plus sur Nastassja Kinski, je me suis prise, peu à peu de passion pour le cinéma et son histoire. Après Paris, Texas j’ai voulu voir L’ami américain ou L’État des choses. Après Wenders, j’ai découvert le cinéma allemand, Fassbinder, Lang, Murnau, et après Fassbinder, Sirk, et Cukor, et Minnelli ; et tout s’est enchainé. Je ne sais pas ce que serait ma vie sans le cinéma. Serait-elle meilleure ou pire ? Je sais seulement que je suis heureuse aujourd’hui d’avoir le cinéma, le souvenir de Paris, Texas et celui de Virginie.

Camille Limousin

Cinéfil n°64 - décembre 2021