La deuxième partie de notre article consacré à la représentation de l’ouvrier au cinéma nous emmène dans les années 60 et 70, en Italie, en France et en Pologne où les idéaux révolutionnaires se heurtent bien souvent à la réaction des tenants du pouvoir économique ou politique.

Dans les années 60 et au début des années 70, dans un contexte de grande tensions sociales (la grève dans les usines Fiat en 1969), le cinéma italien qui, depuis la guerre, avec le Néo-réalisme, avait disséqué la réalité sociale du pays, se devait de s’intéresser au monde ouvrier, ce qu’il n’avait pas vraiment fait jusqu’alors. Et c’est Elio Petri qui va se lancer dans l’aventure avec le film, La Classe ouvrière va au paradis (1971). « Il était important de faire un film qui montre comment un ouvrier en arrive à la grève. Le point de départ du film a été le travail à la chaîne qui rend les hommes esclaves d’un même travail, pendant des années, sans même qu’ils sachent à quoi ça sert », confie le réalisateur. L’aliénation de l’ouvrier au travail : on n’est pas loin, par le propos, du film de Charlie Chaplin et le début du film d’Elio Petri n’est pas sans rappeler certaines séquences des Temps modernes. Lulù Massa, ouvrier modèle de l’usine BAN, est cité en exemple par sa direction dans l’établissement des critères de productivité. Sorte de Stakhanov italien, il semble n’avoir rien d’autre dans la vie que l’accomplissement frénétique et exemplaire de sa tâche qu’il accompagne d’un « Un pezzo, un culo » (une pièce, un cul), tout aussi frénétique ! Il accomplit sa besogne d’automate sans s’occuper de ses collègues syndicalistes et il est à ce point aliéné qu’il n’a d’autres préoccupations dans sa vie que les émissions de télévision, qui lui permettent, par la publicité, d’acquérir des gadgets, tous plus hideux les uns que les autres, et qui encombrent son intérieur. On est loin du grain de sable fantaisiste de Charlot qui fait dérailler la machine ! Pourquoi Elio Petri a-t-il choisi un tel titre, qui sonne comme une provocation ? Lulù, à la fin du film, raconte un rêve qu’il a fait : avec ses collègues, il se retrouvait face à un mur infranchissable derrière lequel il pensait trouver le paradis, mais, une fois le mur abattu, les ouvriers se retrouvaient face à eux-mêmes… Métaphore de leur aliénation et de leur incapacité à abattre ce mur, puisqu’à la fin, Lulù se retrouve, comme au début, dans l’usine, à la même place ! Quand, après avoir pris conscience de son aliénation, Lulù souhaite participer à l’amélioration de la condition ouvrière, il est tiraillé entre trois discours qui ne communiquent jamais ensemble, celui des étudiants communistes qui manifestent à la sortie de l’usine, celui de ses collègues syndicalistes, et celui du patronat. Nouveau mur d’incompréhension ! Elio Petri signe alors le constat d’échec des idéaux révolutionnaires à changer la condition des ouvriers. La bande sonore du film, faite de bruit et de vacarme, renforce la cacophonie des discours de chaque camp et Ennio Morricone avait composé une étrange partition mécanique qui reprend, sur différents modes, les sons violents et discordants de l’usine.

Le film a été tourné dans l’urgence, entre le 12 et le 31 décembre 1970, dans une usine sur le point de fermer et dont le patron était en prison. Les ouvriers de l’usine ont été les figurants du film, pas toujours bienveillants à l’égard de l’équipe de tournage ! Mais le film d’Elio Petri n’est pas un documentaire, il ne cherche pas à capter le quotidien des ouvriers dans l’usine. Il préfère les références symboliques avec ces murs omniprésents. Certaines images de l’usine dans la neige font penser au Goulag et il est vrai que, pour le réalisateur, il était inconcevable d’être opposé au modèle capitaliste sans être opposé aussi au modèle soviétique ! Le film, souvent brutal et outrancier, a reçu la Palme d’Or à Cannes, ex-aequo avec un autre film politique italien, plus léché et plus exemplaire, L’Affaire Mattei, de Francesco Rossi. Deux films dissemblables mais qui prouvaient la vitalité et l’engagement du cinéma italien à cette époque. Deux films dissemblables réunis aussi autour de la performance du jeu d’un grand acteur, Gian Maria Volontè. Entre le Paradis sur Terre promis par les communistes et le Paradis divin promis dans l’au-delà par l’Église, où va donc la classe ouvrière ?

L’apprentissage d’une parole libératrice

Et dans le cinéma français, les ouvriers ont-ils pu trouver une place ? Au Paradis, en Enfer ou dans les Limbes ? Si l’on en croit Michel Cadé, historien de la représentation des ouvriers dans le cinéma français, dans son livre, L’Écran bleu (2000), « même dans les périodes faites pour le sujet, le monde ouvrier demeure le grand négligé de la production cinématographique française. » Les ouvriers ont tenu leur heure de gloire dans les années 30, incarnés par des acteurs d’origine populaire, mais dans des films plutôt psychologiques où le monde du travail ne sert que d’arrière-plan. Jean Gabin va ainsi immortaliser la silhouette de l’ouvrier. Dans Le Jour se lève de Marcel Carné (1939), l’usine est montrée comme un lieu sans humanité, où les ouvriers, masqués, travaillent dans la poussière et le bruit, et quand la jolie petite Françoise vient avec son bouquet de fleurs, François (Jean Gabin) doit s’éloigner des machines pour se faire entendre. Au bout de peu de temps, le bouquet est fané. Il lui déclare alors avec ironie : « J’te l’avais dit, c’est tout ce qu’il y a de plus sain ici ! » Mais dans ce film, Jean Gabin incarne plus un homme seul confronté à la fatalité qu’un ouvrier. Dans le cinéma français, la peinture du monde ouvrier passerait-elle plutôt par le documentaire ?

En mars 1967, une grève éclate à Besançon, dans les usines Rhodiaceta, qui font partie du groupe Rhône-Poulenc. Cette grève aura été menée non seulement pour des revendications matérielles mais aussi pour des revendications culturelles. Mai 68 approche à grands pas ! C’est Chris Marker qui filme cette grève, à la demande de Pol Cèbe, bibliothécaire de l’usine, qui voulait que les ouvriers prennent en main leur émancipation et se réapproprient une culture détenue par la bourgeoisie. Le projet séduit Chris Marker et Mario Marret qui souhaitent reprendre l’expérience du cinéaste russe, Alexandre Medvedkine. En 1932, ce dernier avait parcouru toute l’URSS, à bord d’un train. Dans la journée, il filmait les ouvriers sur leur lieu de travail et le soir même, il leur montrait le résultat, une prolongation très politisée du film des Frères Lumière. Les deux réalisateurs ainsi sollicités veulent prolonger et poursuivre l’expérience. Et ils tournent un documentaire de 39 minutes, au titre lourd de sens et prémonitoire, À bientôt, j’espère ! Dans ce film, pour la première fois, les ouvriers se livrent devant la caméra pour parler de leur quotidien et de leur désir d’accéder à une culture qui leur est interdite. Le film annonce les revendications de Mai 68 et l’apprentissage d’une parole libératrice. Les ouvriers, en parlant, apprennent à se connaître, partagent leurs expériences, découvrent qu’ils appartiennent à un groupe qui parle d’une seule voix, ce dont ils n’avaient pas eu conscience jusque-là. Le mouvement ne durera pas et la grève s’arrêtera soudainement mais les ouvriers savent qu’ils ont rompu leur isolement et atteint à une solidarité collective très forte. Suite à cette expérience, un groupe de cinéastes militants entreprit de former les ouvriers aux techniques cinématographiques. Les groupes Medvedkine de Besançon et Sochaux étaient nés. Quatorze films réalisés de 1967 à 1974… Six heures de pellicules… Une expérience sociale audiovisuelle sans précédent qui transforme le cinéma en une arme de combat. De grands réalisateurs poursuivront à leur manière le travail de Chris Marker : Louis Malle, avec Humain, trop humain, documentaire sans commentaire, tourné en juillet 1972 dans l’usine Citroën de Rennes, Et Jean-Luc Godard, avec Tout va bien, sorti la même année, tentative originale et inclassable de mettre en scène la lutte des classes, avec Yves Montand, en cinéaste publicitaire désireux de tourner des films révolutionnaires et Jane Fonda, en journaliste gauchiste américaine.

Chronique annoncée de la chute du mur

Dans les dimensions resserrées d’un article, il est difficile de présenter un panorama exhaustif de la manière dont le cinéma a abordé le monde du travail. Mais une constante semble se dégager : les films qui parlent de la classe ouvrière sont toujours en lien avec le contexte historique de l’époque à laquelle ils se déroulent, et plus encore quand ce contexte historique est particulièrement fort. De l’autre côté du Rideau de Fer, dans les années 70/80, les revendications pour les libertés et la démocratie commençaient à prendre de l’ampleur et à menacer le régime établi, malgré le pouvoir de la censure. Un réalisateur polonais, Andrzej Wajda, va se faire la voix de ce combat, avec trois films qui ont tous pour cadre l’histoire sanglante des mouvements ouvriers des chantiers navals de Gdansk : L’Homme de marbre (1977), L’Homme de fer (1981) et beaucoup plus tard, L’Homme du Peuple (2013). Le premier film met en scène un maçon stakhanoviste, modèle d’ouvrier imposé par l’URSS, qui a réussi l’exploit de construire un mur de 30000 briques en une seule journée. Ce héros ouvrier à la gloire duquel le régime avait élevé une statue, est tombé en disgrâce de manière anonyme, après la répression sanglante contre les grévistes des chantiers navals de Gdansk, trahi par un régime qui a manipulé les hommes et faussé l’histoire. Pour Wajda, son film est « l’unique film, de ce côté du Mur de Berlin, à revendiquer le droit de l’ouvrier ». Dans l’Europe de l’Est communiste, la vie est dure pour l’ouvrier. Le regard du réalisateur se fait critique à l’égard du régime et en même temps, il se fait l’écho des mutations politiques et sociales à venir. Dans L’Homme de fer, Wajda raconte, sous forme de fiction, le soulèvement de 1980 qui va s’achever par les accords de Gdansk fin août 1980 et la création de Solidarnosc, le premier syndicat libre dans un pays où la liberté est muselée. Le film, qui mêle de manière percutante des images d’archives et des éléments de fiction, a obtenu la Palme d’Or au Festival de Cannes et il constitue la chronique annoncée de la chute du Mur et du régime communiste. Dans une interview au Figaro, Wajda raconte que c’est un ouvrier qui lui a suggéré l’idée de réaliser L’Homme de fer et pour lui, la récompense revient de droit à tous ces ouvriers anonymes qui ont contribué à changer le cours de l’Histoire. Le ministre polonais chargé de la cinématographie avait demandé à Wajda de faire une vingtaine de coupures mais sous la pression populaire, il a dû céder !

De L’Homme de marbre à l’Homme du Peuple, de l’ouvrier stakhanoviste esclave d’un système qui l’aliène, à Lech Walesa, un autre homme du peuple, un autre ouvrier mais vainqueur, celui-là, du système communiste… L’Homme du Peuple est ce qu’il est convenu d’appeler un biopic et Wajda ressuscite Lech Walesa au temps de l’idéal qu’il incarnait pour tout un peuple. Lech Walesa, électricien aux chantiers navals de Gdansk, fondateur de Solidarnosc, premier syndicat libre de l’autre côté du Mur, Prix Nobel de la Paix en 1989 et premier président polonais post-communiste… Quel parcours ! Mais Wajda ne s’intéresse pas à l’homme public que Lech Walesa est devenu. Le film raconte la métamorphose d’un petit ouvrier en symbole universel et la victoire du peuple polonais. Le film qui, comme les deux précédents, mélangent fiction et images d’archives rythmées de chansons pop de l’époque, fait corps avec l’histoire en mouvement, exalte un extraordinaire moment historique de revendication de liberté. Ce qui est extraordinaire dans ce moment, c’est l’union entre les ouvriers, les paysans et les intellectuels dont Lech Walesa dit : « Ce sont des experts, ils vont nous être utiles ! » Et dans les images d’archives, on voit les protagonistes réels mais surtout on voit les foules jusque-là silencieuses qui prennent part aux événements et dont Lech Walesa a été le porte-parole. Les images de réalité et les images de fiction finissent par se superposer et l’acteur, Robert Wieckiewicz, devient Walesa lui-même sous nos yeux ! C’est le miracle des images et du cinéma d’Andrzej Wajda que de rendre possible cette fusion entre réalité et fiction en racontant une grande page de l’histoire des luttes ouvrières en Pologne.

Catherine Félix

Cinéfil n°64 - décembre 2021