En exaltant l’art du récit déployé par Alfred Hitchcock : sa science des éclairages (influencée d’évidence par l’expressionnisme allemand qu’il fréquenta de près en 1930), sa manière de ne tourner que des petits bouts de scène pour conserver la maîtrise du montage, son apport au scénario – travail sur le ‘’méchant’’ - utilisation du fameux ‘’MacGuffin’’, sa façon de faire de la caméra l’acteur principal face à un spectateur soumis et culpabilisé, sa pratique du Story Board, etc…, on découvre facilement ses thèmes récurrents.

        Certains sont extrêmement visibles tant leur répétition, au fil des années et des films constitue un arrière-plan, somme toute rassurant, pour les critiques de cinéma et les cinéphiles. L’interaction entre la culpabilité et l’innocence, l’omniprésence de la mère, alors que le père est absent ou devenu ennemi, le regard apeuré des enfants face aux monde des désirs, l’homosexualité sous-jacente, l’humour noir, la fascination pour le meurtre par strangulation, les défis techniques, constituent incontestablement des repères pour une approche de type psychanalytique.

        Il est pourtant un aspect de son œuvre qui fut peu souvent analysé mais qui me semble pourtant essentiel. Il faut aller le chercher dans un propos qu’il livra dans ses entretiens avec François Truffaut, indice revêtu d’un mobile technique mais qui souligne l’intérêt du cinéaste pour la transposition du rêve à l’écran. A propos de Spellbound, il disait : « Quand nous sommes arrivés aux séquences de rêve, j’ai voulu absolument rompre avec la tradition des rêves au cinéma qui sont habituellement brumeux et confus avec l’écran qui tremble, etc. La seule raison était d’obtenir des rêves très visuels avec des traits aigus et clairs, dans une image plus claire que celle du film justement… » Moment clé où parvenu à la maîtrise formelle de son art, il révèle ce qui constituera la substance fondamentale de tous les grands films qui suivront : la nature onirique de son inspiration, faisant du songe le fondement de toute ses stratégies de mise en scène, de la transmutation en image de rêves qui seront essentiellement des cauchemars. C’est à mon sens dans cette recherche quasi systématique que se situe la ligne immuable de son œuvre et la justification de certaines décisions de mise en scène assez obscure en elles mêmes.

        Cette volonté de faire basculer le spectateur dans un autre monde, de lui faire retrouver cet instant où les fantasmes du sommeil sont présent pendant la fraction de seconde qui s’écoule lors du passage vers le conscient, trouve sa justification dans le décalage volontaire qu’il imprime à ses scénarii grâce à la maîtrise de la mise en scène. Bien que sous-jacente dans toute son œuvre anglaise, elle apparaît parfaitement lisible dès 1935 dans Les 39 marches, avec cette histoire totalement invraisemblable dont le déroulement obéit, non à des règles cartésiennes mais à une succession rapide d’événements quasi surréalistes. Comme très souvent par la suite, c’est en utilisant un moyen de transport (ici le train) que se dessine la frontière entre raisonnable et cauchemar, entre vraisemblance et suspense.
        La formulation hitchcockienne du cauchemar sera le motif central de tous ses grands films au point qu’on peut caractériser ceux ci par la proportion cauchemardesque qu’ils contiennent.

        L’inconnu du Nord Express, Sueurs Froides, Fenêtre sur cour, Le faux coupable, Psychose, Les Oiseaux, films références dans l’œuvre d’Hitchcock, sont des pures représentations de cauchemars, dont la cohérence des scénarii ne tient qu’à leur caractère onirique, au mépris de toute logique rationnelle. Il est en effet impossible de justifier logiquement ces films. C’est l’ambiance onirique qui en constitue l‘essence.

        Le cheminement vers la noirceur, la longue descente aux enfers des personnages, la découverte d’une autre réalité à la fois fascinante et horrible, s’effectuent par une mise en scène de plus en plus morcelée au fur et à mesure du déroulement du temps, à l’aide de plans de plus en plus serrés, réduisant l’espace qui cerne les personnages au simple champ de la caméra (occultation du hors-champ) (voir la séquence de l’incarcération de Fonda dans Le faux coupable ou l’extraordinaire fuite en automobile de Janet Leigh réveillée par le gros plan du policier dans Psychose). La bande son elle-même devient partie intégrante du cauchemar. Rappelons-nous l’extraordinaire partition musicale de Bernard Herrmann pour Psychose, les sonorités artificielles des Oiseaux (supervisées par Herrmann), Nous sommes dans un processus absolument similaire à celui du cerveau qui, dans le sommeil paradoxal, se libère des fantasmes et des angoisses (O. Néron de Surgy in A quoi servent les rêves).

        Dans l’histoire du cinéma, peu de réalisateurs sont parvenus à faire réellement transgresser la réalité aux spectateurs et les faire basculer dans un univers fondamentalement onirique.

Hitchcock soucieux de réalisme ? Jamais ! Mais il fut un médium génial de nos angoisses subconscientes.


Alain Jacques Bonnet

 

(CITATIONS ALFRED HITCHCOCK)

"Mon apparition dans « The Lodger » - L’éventreur – 1926,  c’était strictement utilitaire, il fallait meubler l’écran. Plus tard c’est devenu une superstition, et ensuite c’est devenu un gag. Mais à présent c’est un gag assez encombrant, et pour permettre aux gens de regarder le film tranquillement, je prends soin de me montrer ostensiblement dans les cinq premières minutes du film."

"Voilà toute l’histoire du MacGuffin. Vous savez que Kipling écrivait fréquemment sur les Indes et les Britanniques qui luttaient contre les indigènes sur la frontière de l’Afghanistan. Dans toutes les histoires d’espionnage écrites dans cette atmosphère, il s’agissait invariablement du vol des plans de la forteresse. Cela, c’était le MacGuffin. MacGuffin est donc le nom que l’on donne à ce genre d’action : voler … les papiers – voler … les documents – voler … un secret. Cela n’a pas d’importance en réalité et les logiciens ont tort de chercher la vérité dans le MacGuffin. Dans mon travail, j’ai toujours pensé que les « secrets » doivent être extrêmement importants pour les personnages du film mais sans aucune importance pour moi, le narrateur. C’est un biais, un truc, une combine …"

Propos d’Alfred Hitchcock extraits de HITCHCOCK par TRUFFAUT, éditions Ramsay.