West Side Story par Spielberg l’annonce est alléchante. Retardé par la vague Covid, sorti en France le même jour que Les Tuche 4, l’opus de Steven Spielberg avait d’emblée fort à faire. Il était intéressant de questionner ensemble cette version de 2021 et sa glorieuse aînée de 1961, présentée il y a quelques mois par les élèves du lycée Balzac à la Cinémathèque de Tours.

Quitte à aborder pour la première fois le genre du film musical autant s’attaquer à West Side Story quand on s’appelle Steven Spielberg. Le champion des courses en montagne ne peut être intéressé que par une victoire sur l’Everest. Et le cinéaste vedette des années 2000 qu’être tenté de retravailler une œuvre placée si haut dans le Panthéon cinéphilique.

Les images de Wise sont dans toutes les têtes, la musique de Bernstein et les paroles de Sondheim résonnent encore, les chorégraphies de Robbins sont imprimées dans nos mémoires. Et jusqu’aux génériques de Saul Bass (le générique de fin de Spielberg méritait mieux quant à lui).

Russ Tamblyn, Richard Beymer, Georges Chakiris, Nathalie Wood, Rita Moreno nous font de l’œil. Même si l’on connaît en réalité les voix chantées de leurs doublures (« ghost voices ») Tucker Smith, Jimmy Briant, Marni Nixon, Betty Wand. On connaît les reproches attachés à la version de Wise, depuis les origines et de plus en plus fréquemment depuis : ces doublages des parties chantées, la pratique de l’époque consistant à grimer les acteurs (ici en « portoricains »). De ce point de vue, Spielberg propose une version politiquement irréprochable. Reste la magie… Une excellente innovation tout de même : le nouveau personnage de Valentina interprété par Rita Moreno la revenante, une belle idée scénaristique qui va créer une proximité toute particulière entre la version de 1961 (que nous appellerons WS61) et celle de 2021 (WS21).

S’émanciper tout en rendant hommage

La séquence d’introduction de WS21 nous fait sentir d’emblée combien Spielberg va tenter tout à la fois de s’affranchir de l’original et inventer une scénographie tout en marquant par mille détails son hommage à l’opus de Wise. On perçoit dès l’entrée que WS21 sera marqué du double sceau d’une grande virtuosité technique propre à son réalisateur et d’une certaine retenue marquant un respect pour le glorieux modèle. Les marqueurs musicaux glissent un peu. La nouvelle orchestration de WS21 s’éloigne, se distingue, semble vouloir prendre des chemins de traverse puis se rapproche et retrouve fréquemment la bande son gravée dans nos mémoires. Gustavo Dudamel a été appelé à la rescousse. Comment seront les voix ? Ici les acteurs chantent enfin. Avec retenue, lyrisme, fragilité et naturel. Et Spielberg marque des points même si à quelques reprises la bascule parlé / chanté manque d’une certaine fluidité en raison de ruptures de rythme un peu marquées.

La chorégraphie s’émancipe tout en rendant hommage, régulièrement, à son aînée.

Et l’histoire se déroule. Racontant cette histoire américaine des années cinquante la version 2021 est devenue un film à costumes. La légendaire scène du balcon invariablement située dans les structures d’escaliers de secours new yorkais est la signature de West Side Story. Très posée théâtralement dans WS61 cette séquence du « Tonight » est complexifiée en 2021. Après avoir brièvement évoqué la silhouette de Maria dans un plan lointain la caméra et la mise en scène de Spielberg semblent vouloir explorer toutes les possibilités graphiques et symboliques de l’épisode. Descendue du toit de l’immeuble de WS61 la séquence « America » de WS21 est joyeuse, lumineuse. Les danses – fort réussies – interviennent sur le domaine public, au sein du quartier portoricain, en présence de la communauté sans doute partagée entre envie et rejet du mode de vie à l’américaine. La ville de New York étant un décor idéal pour la tragédie, Spielberg fait sortir l’épisode « Cool » de son garage, le situe plus en amont dans l’histoire et en propose une relecture intéressante, l’enjeu étant ici, à l’issue d’un combat intelligemment chorégraphié, la possession de l’arme, acteur final du drame, que Tony tente de ravir à ses anciens compagnons des Jets. Le combat interviendra. Des références fugitives à Rencontres du Troisième Type semblent apparaître en filigrane. Le thème serait-il ici aussi la nécessité d’un dialogue ?

De gros points sur les « i »

WS21 ne serait-il pas un peu trop bavard ? L’époque le requiert, Spielberg se doit aujourd’hui de développer de manière plus explicite, en pédagogue, des thèmes sociétaux simplement évoqués chez Wise. Il analyse, certes finement mais au détriment du rythme de ce nouvel opus, l’enracinement des déclassés dans ce ghetto urbain et en même temps leur attachement à un territoire en sursis. Là où Wise se contentait d’évoquer, Spielberg décrit et développe. Il appose de gros points sur les « i » des thèmes de l’hyperviolence de la société américaine, du racisme, de l’exclusion. Son personnage de Anybody va prendre ici toute sa place et une véritable épaisseur scénaristique.

La séquence finale de WS21, assez démonstrative et appuyée, est moins dense, contenue, maîtrisée, émouvante pour tout dire que celle de Wise. Il est vrai que Spielberg a parfois du mal à finir ses films avec sobriété.

Même si l’on peut imaginer que ces deux premières adaptations de West Side Story à l’écran ne seront pas les dernières, Spielberg est malin et d’une certaine façon « sa » Rita Moreno / Valentina reliera durablement cette relecture de 2021 à la version de 61.

Version de 1961 à ce jour encore iconique en dépit de ses péchés originels.

Philippe Lafleure

Cinéfil n°66 - Mars 2022