Cinéma et peinture

        Il se tient en ce moment à Paris une exposition sur la querelle des coloris en France à la fin du XVIIe siècle. Cette querelle opposait les partisans du dessin (Poussin) et ceux de la couleur (Rubens). Or, il est intéressant de réfléchir sur les films de Rohmer par cette approche. En effet, Jacques Aumont dans L’œil interminable a bien montré l’importance des liens entre la peinture et le cinéma, mettant en lumière notamment l’équivalence de cette querelle du XVIIe siècle avec le  cinéma au XXe siècle, entre ceux qui réclament la couleur et ceux qui la rejettent totalement, la considérant comme impure, désorientant l’objectif principal du cinéma qui est la reproduction stricte de la réalité.

        Il semble que Rohmer soit la synthèse des deux. Auteur aux Cahiers du cinéma sous son vrai nom Jean Marie Maurice Schérer, son premier long métrage Le Signe du Lion (1959) est considéré comme l'un des premiers essais de la Nouvelle Vague, cinéma réclamant une approche plus directe, du moins plus concrète, de la réalité. Ainsi, il semble à première vue étrange de s’intéresser principalement à la couleur en tant que travail plastique réfléchi, dans les films d’Éric Rohmer. Pourtant, cette approche semble cerner l’un des points essentiels de sa singularité et Jacques Aumont, dans son article consacré à Rohmer insiste sur cette esthétique de la réalité : « la base constante du système esthétique de Rohmer est que le cinéma est un art de l’expression plastique de la réalité » (Jacques Aumont, « Rohmer et la peinture », Théorie des cinéastes. On peut dire qu’il y a au sein des films de Rohmer un réalisme pictural. Le cinéaste refuse la citation picturale si elle est simplement figurative, il préfère reproduire le geste pictural. La peinture peut néanmoins être présente si elle est intégrée à la diégèse (c’est-à-dire si elle a été dramatisée) comme c’est le cas dans Pauline à la plage (1983) avec Matisse, ou avec Mondrian dans Les Nuits de la pleine lune (1984).

Le rayon vert

        Nous pouvons faire plusieurs remarques sur la composition chromatique du Rayon Vert. Le titre déjà, semble orienter la lecture vers une attention particulière à la couleur. Le Rayon vert (1882) est une œuvre de Jules Verne, auquel Rohmer fait référence explicitement lors de la conversation entre les vieilles dames vers le milieu du film. Comme il l’est expliqué très clairement à ce moment-là, c’est un phénomène optique qui peut être observé au moment ultime du coucher du soleil, ou au tout début de son lever. Comme dans l’histoire d’amour de Jules Verne, notre héroïne aspire au rayon vert, qu’elle ne verra qu’au final de l’œuvre. Jusqu’à la fin, de nombreuses références au vert viennent rappeler au spectateur la quête de cette jeune femme, la quête du vert étant la métaphore de la quête d’amour. Lorsqu’elle se rapproche de ce à quoi elle aspire, c’est-à-dire à partir du moment où elle rencontre cet homme dans la gare, l’écran est envahi par la couleur verte : les sièges de la salle d’attente de la gare sont verts, les murs également tapissés de vert. Ils sortent de la gare et passent devant un magasin portant le nom « Rayon vert ». On remarque donc ici que Rohmer s’amuse à insérer des références chromatiques pour créer un effet dramatique, l’approche du rayon vert étant symbolisée par l’apparition de plus en plus fréquente de la couleur à l’écran. On peut noter également que Delphine (Marie Rivière) est très souvent vêtue de rouge, choix justifié par Rohmer comme étant une couleur très à la mode à l’époque. Or, la couleur complémentaire du rouge est le vert, cela justifie donc l’aspiration du personnage vers le vert. La construction narrative et dramatique du film rejoint ainsi la composition esthétique et chromatique de l’ensemble des scènes. De plus, le film se compose en différents moments de l’été, chaque scène « verte » étant une pause dans le récit : scènes de jardin, ballades en forêt, bleu vert de la mer. Les moments de solitude dans la nature rythment donc le film. La couleur est également un moyen d’ exprimer visuellement la psychologie du personnage. Lors de la longue scène de dispute avec ses amies lors du déjeuner en extérieur par exemple, Delphine se sent isolée. Ceci est visible par le discours des personnages -  elles lui reprochent de ne pas faire d’effort pour sortir de sa solitude – mais également par les couleurs : elle a une chemise rouge, et les autres portent différentes couleurs (bandeau vert dans les cheveux, habit noir, habit blanc..). Enfin, la couleur peut être un raccourci narratif. En effet, lors du déjeuner des vacances à la mer , il était question de son signe astrologique, le Capricorne. Ce signe était symbolisé par une petite chèvre gravissant la montagne. Or, un peu plus tard, lorsque Delphine va à la montagne seule, elle monte une côte cadrée en plan large et on la voit gravir la montagne habillée d’un vêtement blanc, un chapeau blanc, et un pantalon noir, ce qui fait directement écho à la parabole précédente, et renforce ainsi sa solitude.

On peut donc remarquer diverses attentions portées à la couleur, notamment concernant l’habit des personnages, dans le but d’appuyer un effet dramatique et accompagner le récit. Cinquième film de la série « Comédies et proverbes », Le Rayon vert illustre le dernier vers du poème  « Chanson de la plus haute Tour » dans l’ensemble « Fêtes de la patience », (mai 1872) d’Arthur Rimbaud : "Ah ! que le temps vienne / Où les cœurs s'éprennent" . Or il semble bien que cette attente de l’amour se matérialise chromatiquement par une recherche du vert, qui constitue la quête du protagoniste et par là-même du spectateur. Ainsi, selon Rohmer, le monde est peinture, et le cinéma se doit d’en révéler la beauté, la beauté picturale.

Manon Billaut