« Nos vies sont faites de deux formes de narration qui ne se rencontrent presque
jamais : l’expérience consciente et le rêve. Le cinéma, c’est le mélange des deux. »

Apichatpong Weerasethaku

Tous les ans, pendant une semaine, le festival Désir Désirs se propose de démonter la tortueuse mécanique des rapports de genre à travers une programmation de spectacles vivants et créations artistiques, ainsi qu’une sélection de films parfois biscornus, souvent atypiques mais toujours stimulants. Pour sa vingt-neuvième édition, il s’était choisi un thème éminemment cinématographique : les monstres.

Lézard géant, alien hyperdontique, zombie anthropophage, lycanthrope hirsute… Le cinéma dit “d’horreur“ manque rarement d’imagination lorsqu’il s’agit d’imaginer des personnages dont l’allure vise à glacer l’échine des spectateurs horrifiés. Ou hilares. Car il n’y a pas d’égalité face à la peur qui, comme chacun sait, préexiste toujours à son objet. Regan MacNeil, la petite possédée de L’Exorciste (William Friedkin – 1973) ou Freddy Krueger, le serial killer à pull rayé des Griffes de la nuit (Wes Craven – 1984), ne créent pas la trouille qui me cloue à mon siège, ils ne font qu’incarner celle qui, tapie dans les recoins de mon inconscient depuis des lustres attend la moindre occasion de me sauter à la gorge.

Notons que le cinéma fantastique n’a pas l’exclusivité de la figure du monstre qui peut surgir de manière plus ou moins inopinée dans tous types de films, tels la créature tentaculaire de Possession (Andrzej Zulawski – 1981) ou l’infortuné Elephant Man dont David Lynch, passé maître dans l’art de retourner le for intérieur de ses personnages comme une chaussette, exposait les spectaculaires malformations congénitales avec une habileté qui suggérait que, dans la société des hommes, le monstre n’est pas toujours celui que l’on croit.

Par ailleurs, si le terme monstre est le plus fréquemment utilisé dans son acception péjorative, voire insultante, pour désigner un individu dont l’excessive laideur ou les difformités anatomiques provoquent un malaise conduisant quelquefois à l’effroi, il n’est pas superflu de se souvenir qu’étymologiquement il vient du latin monstrare qui signifie montrer. Le monstre est celui que l’on montre, qui se montre, qui sort du rang ou, pour reprendre la définition du dictionnaire, celui « dont l'apparence ou le comportement, surprend par son écart avec les normes d'une société ».

Tout personnage cinématographique peut alors être considéré comme un monstre en ceci qu’il exprime sans retenue et sur grand écran, des goûts, des troubles, des envies, des besoins, que le spectateur moyen, bien mieux élevé ou simplement plus timoré, contient, lui, d’ordinaire dans les soubassements de son âme, et que la magie de l’identification lui permet d’assouvir par procuration. C’est ainsi, pour reprendre la formule bien connue, que le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs. En particulier à nos désirs refoulés, ceux dont nos rêves, dans l’obscurité de la nuit ou des salles de projection, s’enrobent et se nourrissent.

Quel meilleur thème que celui des monstres, un festival comme Désir Désirs pouvait-il se choisir ? (il s’agit d’une question rhétorique qui ne vise aucunement à discréditer le choix des thèmes des précédentes éditions).

Deux films de monstres

Comme son nom l’indique, le festival Désir Désirs en connaît un rayon en matière de désir : le passage, dans l’élan de la répétition, du singulier au pluriel dit assez l’ambition d’un projet, et à suivre d’une programmation qui ne cesse de surprendre ou d’enthousiasmer (généralement les deux).

Parmi les films proposés cette année, deux au moins retenaient l’attention, par leurs qualités narratives et esthétiques d’abord, mais aussi, et plus spécialement, du fait de la complémentarité inattendue qu’il était possible d’établir entre eux, à la lumière du thème retenu et des considérations cinématographico-tératologiques (sic) qui précèdent. Deux films de monstres donc, sans monstre (physiquement) abominables, mais remplis à ras bord de monstrueux émois.

Dans After Blue (Paradis sale) de Bertrand Mandico, Roxy (Paula Luna), une jeune femme un poil candide vivant sur une planète exclusivement féminine, rencontre par hasard, lors d’une promenade sur la plage, une femme ensablée jusqu’au cou qui lui demande de la libérer. Elle s’exécute sans savoir que la prisonnière est en fait une dangereuse criminelle à la poursuite de laquelle elle est contrainte de se lancer, en compagnie de sa mère, afin de la mettre hors d’état de nuire. S’engage alors une longue traque qui mènera Roxy à la découverte de pulsions inconnues et pressantes.

Inspiré de faits réels, Bruno Reidal de Vincent Le Port relate une affaire criminelle survenue dans le Cantal en 1905 : arrêté pour le meurtre d’une enfant de douze ans, un jeune séminariste pour le moins taiseux est prié, par les médecins qui souhaitent comprendre ses motivations et par suite évaluer son niveau de responsabilité, de raconter les évènements marquant de sa vie, de son enfance jusqu’à l’acte sordide qui lui est reproché.

Au fond de l’inconnu

De prime abord, les deux films semblent aux antipodes l’un de l’autre.

Sorte de western psychédélique, After blue (paradis sale) propose un univers visuel tout en excès de couleurs et de sons, dont la moiteur gluante des décors est exacerbée par leur aspect volontairement artisanal, qui n’est pas sans évoquer les débordements kitsch d’un certain cinéma bis. Tout y semble suintant, englué, dégoulinant, comme un paysage de Tanguy barbouillé par Basquiat. Les personnages s’y frôlent et s’y guettent, échangeant œillades équivoques et répliques sibyllines avec une langueur qui confine à la lascivité. Qu’on la juge géniale (j’en suis) ou grotesque (un spectateur n’a pas tenu une demi-heure), on reconnaîtra à Bertrand Mandico, qui n’en est pas à son coup d’essai, une créativité hors-norme.

Bruno Reidal est quant à lui d’une aridité presqu’austère. Que ce soit dans l’exécution de son crime ou dans le récit de sa vie, le jeune meurtrier fait preuve d’un calme froid, d’un détachement apparent qui laisse supposer une indifférence que l’interprétation de Dimitri Doré (le Bruno Reidal du titre), d’une sobriété quasi-bressonienne, accentue jusqu’aux limites du supportable. Aucune explication catégorique n’est avancée pour éclairer ses motivations, sans doute construites de longue date sur des manques affectifs qu’un atavisme pesant et un mépris de classe imprécis ont progressivement transformé en frustrations invasives. Vincent LePort montre sans juger. Il ne cherche pas à condamner, encore moins à relativiser, laissant au spectateur le soin de discerner les rapports de force qui, dans l’esprit troublé de son “héros“, tout comme dans la nature sauvage où il le réinscrit en permanence, se créent entre l’instinct de survie et la contrainte de partage.

Bien que développant des éléments narratifs différents mis en scène de façon dissemblable, After blue (paradis sale) et Bruno Reidal posent tous deux, frontalement, la même question : celle du désir, de son origine, de sa reconnaissance, et surtout de son acceptation. Tout comme Roxy, Bruno Reidal ne cherche rien d’autre qu’un mode d’emploi des désirs qu’il sent germer puis s’agiter en lui. Comment les laisser s’épanouir sans craindre les censures sociales, réelles ou fantasmées, et leurs menaces de jugement, de rejet, de punition ? Comment les accepter sans céder à l’auto-censure, si prompte à gâter le plaisir qui en résulte de gêne, sinon de honte, au risque de la frustration ?

Les deux affrontent les mêmes démons. Roxy de l’intérieur, Bruno Reidal de l’extérieur, et si on disséquait celui-ci, il est probable que ses entrailles ressembleraient à s’y méprendre au petit monde de celle-là.

Les films se télescopent, se mêlent et se complètent, tendant au spectateur un miroir dans lequel il peut distinguer le reflet de ses propres désirs. La promesse du cinéma est, toute entière, là, dans l’opportunité offerte de rameuter des souvenirs enfouis, de réveiller des émotions dispersées, de convoquer des espoirs relégués, de « plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel qu’importe, au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ».

Gaston Chapelle

Cinéfil n°66 - Mars 2022