La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Charles Baudelaire, Bohémiens en voyage

Tony Gatlif est né à Alger en 1948, d’un père kabyle et d’une mère gitane d’origine andalouse et c’est le sang hérité de sa mère qui coule dans ses films qui, tous, témoignent de l’histoire du peuple rom.

Tony Gatlif est un passeur d’Histoire et d’histoires : « La mémoire de mes films n’appartient pas qu’aux Gitans et aux Roms mais aussi à la collectivité » et ses films nous racontent à chaque fois ce monde inconnu et trop souvent ostracisé. La mémoire de ce peuple errant, persécuté et chassé depuis toujours, n’a pas laissé de traces écrites dans les archives des bibliothèques mais Tony Gatlif l’écrit, lui, en images et en sons car la musique est au cœur de ses films.

Gadjo Dilo (1997) ou la recherche en Roumanie par un Gadjo, un non Rom, d’une chanteuse gitane. Vengo (2000) ou la douleur du flamenco. Swing (2001) ou la découverte du jazz manouche par un petit gadjo. Exils (2001) ou le retour aux origines en Algérie avec la musique comme unique bagage. Liberté (2010) ou la déportation des Tziganes dans la France de Pétain et de Django Reinhardt. Djam (2017) ou la rencontre du rebetiko et des réfugiés sur l’île de Lesbos.

Tony Gatlif devient par la musique le chantre de tous les exclus du monde. Certes ses scenarii peuvent être simplistes ou excessifs, manichéens voire didactiques mais la musique emporte toutes ses faiblesses.

Il est un film de Tony Gatlif qui atteint à la perfection sur tous les plans, Histoire et histoires, musique, scénario et qui a été couvert de récompenses : c’est Latcho Drom (1993) qui raconte en musique, et seulement en musique, l’épopée millénaire des Roms depuis le lointain Rajasthan dont ils seraient originaires jusqu’à l’Andalousie actuelle. Cette communauté d’éternels errants, toujours en mouvement, toujours poussés en avant sur la route, toujours libres, jamais assimilés, assimile et transcende les cultures des pays qu’elle traverse.

LATCHO DROM ! BONNE ROUTE ! Et les pays et les histoires défilent au rythme de la musique. Le Rajasthan, terre originelle, ocre et feu. L’Égypte. La Turquie, le Bosphore, une brassée de fleurs à vendre dans les bras d’une petite fille, et un refrain répété à l’infini, tchik tchik tzigane. Les pays de l’Est, douleur… Un père et son fils, serrés l’un contre l’autre sur l’immense place devant le Palais du parlement édifié par la mégalomanie de Ceausescu, chantent leur solitude, leur peur et leur misère… Auschwitz, le bras tatoué d’une vieille gitane dont on ne verra pas le visage et son chant déchirant… Mais pas seulement de la douleur… Un orchestre de Roms, sur la voie ferrée d’une gare sinistre, joue une musique endiablée et redonne le sourire à une femme assise sur un banc à côté de son fils, qui pleurait sa solitude, son abandon et sa douleur. Des molosses noirs, gueules ouvertes… C’est la France, les roulottes en bois tirées par des chevaux, l’exclusion toujours, mais au bout du chemin, la ferveur des Saintes-Maries-de-la-Mer et le jazz manouche joué par Tchavolo Schmitt. Ultime étape du voyage, L’Andalousie, le flamenco, danses et chants devant des maisons délabrées dont la Guardia Civil mure portes et fenêtres.

Où aller désormais ? LATCHO DROM ! Route du malheur. Ultime chant flamenco. « Toi c’est une cigogne qui t’a posé sur la terre, moi, c’est un oiseau noir qui m’y a jeté ».

LATCHO DROM ! La route continue ! BONNE ROUTE !

Catherine Félix

Cinéfil n°66 - Mars 2022