Une belle silhouette corpulente en ombre chinoise plantée devant l’Union Jack. Elle tient une paire de menottes. Le dessinateur Dominique Hé et l’historien du cinéma Noël Simsolo nous embarquent dans la vie d’Alfred Hitchcock, à travers ce premier tome de leur bande dessinée parue chez Glénat sous-titré « L’Homme de Londres ».

Ce récit nous emmène dans une esthétique « ligne claire » en un sage noir et blanc, découpé très cinématographiquement, sur les traces biographiques de l’ami Alfred. Le fil rouge sera constitué d’entretiens fictifs que le réalisateur aurait pu avoir avec Cary Grant et Grace Kelly.

Tout commence en 1904 à Londres. Le petit Alfred y exprime ses premières frayeurs et se rassure avec les plats préparés par sa maman. Même si Hitchcock déclarera plus tard que manger n’était pour lui qu’une obligation mentale, on sent bien au fil de ce livre l’importance de ces moments, les multiples références à la nourriture dans ses films en attesteront.

En 1910, terrorisé par les sévices physiques en vigueur dans son collège de Saint Ignatius, le jeune Alfred semble éprouver le soir venu de délicieux frissons à la lecture des rubriques de faits divers sanglants de la presse locale.

Au début des années 20, notre héros se fait embaucher comme dessinateur par les studios Islington à Londres, propriété de la société américaine Famous Players Lasky récemment installée dans la capitale anglaise. Il y rencontre la seconde femme de sa vie après sa mère, Alma Reville.

Hitchcock n’est encore qu’assistant de Graham Cutts et rêve de devenir réalisateur à part entière, statut social qui lui permettra enfin d’épouser son Alma.

1924 à Islington voit la naissance des studios Gainsborough. L’assistant polyvalent Hitchcock se rend cette même année en Allemagne. Il travaille comme scénariste et décorateur pour l’UFA et découvre la chaude ambiance des soirées berlinoises. C’est en tout cas ce que les dessins nous présentent et la vision du jeune et dodu Hitch hypnotisé par des scènes assez chaudes est plutôt réjouissante.

Puis vint le premier film comme réalisateur The Pleasure Garden tourné entre l’Allemagne et l’Italie. Alma est son assistante. Pour The Lodger, initialement considéré comme trop expressionniste, donc allemand, Hitch inaugure le principe du faux coupable ainsi que celui du caméo. Suivra Downhill qu’un élégant Hitchcock dirige parfois en tenue de soirée.

Hitchcock se marie et va bientôt rejoindre British International Pictures. Il se targue d’être le réalisateur le plus apprécié et payé d’Angleterre bien qu’aucun de ses films ne soit encore sorti en salle (ses précédents producteurs, Woolf et Balcon, n’ayant fait aucun effort pour les promouvoir). The Ring marque cette nouvelle époque.

La bédé devient storyboard

À ce moment la bande dessinée marque une pause pour raconter en détail toutes les bonnes et mauvaises blagues qu’Hitchcock concoctait dans la vraie vie au détriment de ses collaborateurs. Inventif l’Anglais ! 

Avec Champagne et The Manxman, ses derniers films muets, notre homme peaufine son style qu’il veut de moins en moins bavard mais riche en revanche de symboles visuels.

Naissance de Patricia Hitchcock, l’occasion pour le duo Simsolo / de nous détailler la déambulation dans Londres d’un Hitchcock submergé par l’angoisse – autre fil rouge de l’ouvrage - dans l’attente ici de la naissance de sa fille, future actrice.

Pour l’évocation du tournage de Blackmail la bédé devient storyboard. Hitchcock conçoit ce film, avec peu de dialogues et un minimum d’intertitres, filmant souvent les acteurs dos à la caméra, en imaginant que le studio lui demandera peut-être une autre version, sonore cette fois-ci. Ce sera le cas, Hitchcock signant alors le premier film anglais parlant.

Pour une scène du film suivant, Murder, comme on ne doublait rien à cette époque après les tournages, Hitchcock installera un orchestre de trente musiciens derrière le décor pour les enregistrer en son direct. Ce qui nous vaut une belle double page dessinée.

À quelques vignettes de là voici le récit d’une idée hitchcockienne non aboutie d’utiliser des hordes de chats effrayés par des coups de fusil pour la belle séquence introductive de Number Seventeen.

Waltzes from Vienna sera son nouvel opus dont il dira qu’il était d’un grand ennui, que ce n’était pas une partie de plaisir, mais qu’il se consolait en pensant qu’une fois réalisée cette opérette viennoise ne serait une partie de plaisir pour personne.

Hitchcock veut le tueur d’enfants de M le Maudit, Peter Lorre, pour interpréter le rôle du chef des terroristes de son prochain projet, L’homme qui en savait trop. Ce sera l’occasion pour Simsolo / de réaliser un quasi storyboard de la scène de l’Albert Hall et d’évoquer la question du temps suspendu, du suspense.

À cette époque Hitchcock embauche une certaine Joan Harrison, sa future assistante, qui deviendra scénariste et productrice. Personnage important que l’on va retrouver fréquemment au fil du récit.

Ouvrage joyeux et distrayant

Le tournage de son prochain film Les 39 marches permit à Hitchcock (anecdote exacte) de jouer un tour pendable à ses deux acteurs principaux, Madeleine Carroll et Robert Donat, qu’il menotte faisant mine par la suite d’avoir perdu les clés plusieurs heures durant, afin de les préparer mentalement à la fameuse séquence du couple en cavale. Cette fuite, leur expliquera-t-il, est en relation avec un secret, un secret vraiment très secret, jamais explicité par le scénario, mais peu importe puisqu’il n’est qu’un simple prétexte à l’action : voici qu’apparaît pour la première fois chez Hitchcock ce fameux concept scénaristique du « Mac Guffin ».

L’épisode consacré à la réalisation de Quatre de l’espionnage (Secret Agent) permet aux auteurs de présenter un auteur travaillant à sa table de montage sur une séquence organisée autour de l’héroïne hitchcockienne de l’époque, Madeleine Carroll à nouveau, qui semble complètement fasciner le réalisateur. Hitchcock en réalité n’était pas réputé pour être un grand familier de la table de montage, ce qui ne contredit en rien son exigence en la matière.

Après l’échec de Sabotage, Hitch entame Young and Innocent dotant ce film – à nouveau sur le thème du faux coupable – d’un ton de comédie, plus américaine qu’anglaise, bonne façon de parier sur son avenir à Hollywood. L’évocation dans cet ouvrage de Young and Innocent permet aux auteurs de rendre graphiquement hommage au grand mouvement de caméra grue (la plus grande d’Angleterre à l’époque) grâce auquel notre réalisateur prend le spectateur par la main lors d’un mémorable plan séquence et l’amène du plan large d’une salle de bal à l’hyper gros plan sur le regard de l’un des musiciens.

Puis notre héros tourne Une femme disparaît, film parfaitement « hitchcockien » précisait-il, un couple se formant dans un train, autour d’un secret.

En 1939, après le tournage de La Taverne de la Jamaïque marqué par les états d’âme de Charles Laughton, Hitchcock déçu par ce film en costumes (il déteste les films en costumes), quitte une Europe menacée et rejoint les États-Unis.

Renonçant à y tourner son Titanic, il réalisera Rebecca pour David O. Selznick.

L’homme de Londres, ouvrage joyeux et distrayant, très bien documenté sans être pompeux, où l’on croise ici ou là André Bazin, Friedrich Wilhelm Murnau, Michael Powell, Marlène Dietrich, nous en dit un peu plus, avec intelligence et légèreté, sur la personne même du mythique Hitchcock.

Un Alfred Hitchcock gourmand voire glouton, assoiffé, sympathique, potache et tyrannique, bien servi ici par un dessin très classique, efficace et les textes d’un spécialiste de cette filmographie.

Refermant l’ouvrage on a tout-à-fait envie de se plonger dans le volume 2 consacré à sa période américaine. Ce sera pour un prochain rendez-vous.

Philippe Lafleure

Cinéfil n°67 - Mai 2022