Venu présenter son film, Porte Aperte, dans le cadre du festival Viva il Cinema, Gianni Amelio a longuement raconté l’histoire du scénario, adapté d’un livre de Leonardo Sciascia. La comparaison de l’écriture de l’essayiste à celle du cinéaste est l’occasion d’une réflexion sur le passage souvent délicat du mot à l’image et du choix qui doit être fait entre fidélité à la lettre et fidélité à l’esprit.

Le sujet de Porte Aperte (1990) est tiré d’un livre homonyme de Leonardo Sciascia. Or il se trouve que ce livre s’apparentait plus à un essai et il n’avait rien qui puisse en faire un scénario car on n’y trouvait ni histoire, ni dramaturgie. Mais le producteur tenait à réaliser ce film et il avait choisi Gianni Amelio comme réalisateur. Les deux hommes se mirent donc en quête d’un scénariste capable de s’atteler à la tâche ! Alessandro Sermoneta fut l’heureux élu !

Mais les semaines passaient et le scénariste ne donnait aucune nouvelle de son travail. Gianni Amelio réitéra sa demande auprès de Sermoneta qui l’assura que l’écriture du scénario était en bonne voie et qu’il en aurait bientôt terminé ! Quand Gianni Amelio reçut enfin le scénario, quelle ne fut pas sa stupéfaction découvrir que le texte reçu n’était rien d’autre que le texte du livre ! Le producteur et le futur réalisateur se trouvaient dans une impasse.

Le nom d’un nouveau scénariste est alors proposé : Vicenzo Cerami, qui viendra à bout du projet. Dans le même temps, Gianni Amelio rencontre Leonardo Sciascia afin de travailler avec lui à l’adaptation de son livre à l’écran. Leonardo Sciascia suivra de près la gestation du film de Gianni Amelio mais il meurt le 20 novembre 1989, avant la sortie du film sur les écrans.

Un fait divers qui eut lieu en 1937, sous le fascisme, en Italie, est à l’origine du livre et du film : un homme est jugé pour trois crimes commis dans la même journée. Les victimes sont un avocat, Giuseppe Bruno, figure représentative de la société palermitaine, Antonio Speciale, attaché au secrétariat du Syndicat des Membres du Barreau et la propre épouse de l’assassin. Le procès est au centre du livre et du film.

Le petit juge

Le film met en scène l’histoire, la raconte et la dramatise, alors que le livre de Sciascia est un essai qui suit la pensée du juge, avant l’audience et quelque temps après le jugement.

Dans le film, deux personnages incarnent deux lignes de force, le juge, joué par Gian Maria Volontè, et l’assassin, joué par Enni Fantaschini, alors que dans le livre, le juge est l’unique pivot de la réflexion.

Dans le film, le juge a une identité, Vito Di Francesco, dans le livre, il est le juge ou le petit juge. Sciascia, en intervenant une fois dans son livre à la première personne, explique pourquoi il le désigne ainsi, non pas parce qu’il est petit de taille ! Il aurait pu faire une brillante carrière qu’il a gâchée par son refus de condamner à mort l’assassin. Et Sciascia d’écrire : « à dater de ce moment, chaque fois que je l’ai revu, ainsi que les rares fois où je lui ai parlé, le fait de dire petit m’a donné la mesure de sa grandeur ; et ce en raison des choses tellement plus puissantes que lui qu’il avait affrontées avec sérénité ». Un homme d’honneur, donc !

Et pour incarner ce juge, Gianni Amelio a choisi le grand acteur qu’est Gian Maria Volontè, malgré les réticences du producteur. En effet, l’acteur venait de subir une grave opération qui l’avait laissé vieilli et amaigri et son physique ne correspondait pas à celui que le producteur attendait du personnage. Mais pour le réalisateur, quand un acteur est bon, quand c’est cet acteur-là qui est habilité à tenir le rôle et pas un autre, les réserves tombent d’elles-mêmes. Et peu importait que Gian Maria Volontè parût plus vieux que le rôle, s’il était l’incarnation même du juge… et il l’était justement !

L’incarnation de l’opposition à la peine de mort

Le livre et le film, chacun à leur manière, abordent le problème de la peine de mort. La peine de mort avait été abolie en Italie en 1889, puis réintroduite par le régime fasciste de Mussolini pour certains crimes en 1926. Et Gian Maria Volontè, par son jeu, devient l’incarnation de l’opposition à la peine de mort. Ce qui est réflexion d’une pensée maîtrisée dans le livre, prend corps dans le film avec l’acteur, la force de son regard, ses gestes, ses propos mesurés, l’attention extrême qu’il porte à l’assassin, son refus d’un jugement donné d’avance, et son désir de rendre une justice sans faille ! Une idée philosophique incarnée par le jeu magnifique d’un acteur !

Dans le film, le juge et l’assassin se regardent, s’affrontent, s’opposent. L’accusé veut être condamné à mort et il défie le juge qui met en œuvre tous les recours de la justice pour qu’il ne le soit pas ! Il y a comme une étrange parenté entre les deux personnages dont Leonardo Sciascia donne la clé : « Le juge était confronté à une affaire dans laquelle un homme, aussi juste et serein soit-il est contraint à se mesurer avec la partie la plus obscure de lui-même, la plus secrète, justement la plus ignoble. » être juge, c’est donc avoir conscience de ce qu’on peut être aussi un assassin, en pénétrant le Mal dans l’esprit de l’autre et en sachant qu’on peut le trouver en soi.

Le fascisme est un autre thème du livre avec la peur et la lâcheté qu’il fait naître dans le faible cœur des hommes. Les jurés portent tous à la boutonnière l’insigne du parti fasciste. Pour citer encore Sciascia, ils sont « abstraitement favorables à la peine de mort, pour des raisons de portes ouvertes. » Et c’est là le sens du titre : avec le fascisme, on peut dormir les portes ouvertes et l’État veille à la sécurité des citoyens.

Vivre les portes fermées

« Peur de tout », tel est le dernier mot du livre de Sciascia. Dans le dernier chapitre, le juge et le procureur savent que la sentence sera annulée par la Cour de Cassation et que l’assassin sera condamné à mort par un tribunal, fasciste cette fois. Ils reconnaissent tous les deux vivre dans l’effroi et la peur, les portes fermées !

Dans le film, la référence au fascisme est présente mais plus en arrière-plan. Une scène qui est absente du livre, met en évidence la menace sourde que le contexte politique fait peser sur le juge intègre et sa famille. Le juge marche avec sa petite fille sur une promenade en bord de mer. La petite fille ne sait pas trop quoi faire, elle s’ennuie. Le juge s’endort dans un fauteuil et l’enfant échappe à sa vigilance. Quand il se réveille, il ne la voit plus. Il s’affole. Mais la tension palpable de la scène se relâche... L’enfant est là, elle remet ses souliers. Elle tient dans sa main un paquet qu’on lui a remis pour le juge, l’angoisse ressurgit alors… Le juge ouvre le paquet, il s’agit d’un livre. Il comprend aussitôt que le livre lui a été offert par un des jurés siégeant au procès.

Ce juré, par sa personnalité, par son attitude réfléchie et attentive, se distingue des autres et cela n’a pas échappé à l’œil sagace du juge. Ce juré est un agriculteur lettré. Dans le livre, le juge le découvre par hasard en surprenant une conversation dans la chambre des délibérations. Dans le film, quand le juge lui rend visite dans sa campagne, il découvre chez lui une immense bibliothèque, d’où provient le livre reçu en cadeau.

Un livre difficile, un film vibrant

Dans les deux œuvres, le juré offre un cadeau au juge. Dans le livre, c’est une image pieuse représentant entre autres une guillotine et un gibet où est pendu un homme, avec une légende, Œuvre pieuse des âmes décollées. Dans le film, c’est L’Idiot de Dostoïevski, avec une citation sur la peine de mort. Le prince Mychkine a assisté à une exécution capitale à Paris. Pour lui, la peine de mort ne saurait être justifiée par quelque argument que ce soit et il la condamne absolument comme une preuve d’inhumanité. Sciascia cite aussi Dostoïevski, mais dans le contexte de la réflexion du juge.

Une fois le procès terminé, à l’invitation du juré, le juge lui rend visite et tous les deux ont une longue discussion. Dans le film, la scène est magnifique : les deux hommes, apaisés et souriants, dialoguent au beau milieu d’une nature en pleine floraison, tout en sachant que le monde qui les entoure et dans lequel ils ont cru, court à sa perte.

Un livre ne donne pas toujours un bon scénario, un bon scénario ne fait pas toujours un bon film. Mais dans le cas de Porte Aperte, un livre difficile, qui suit et épouse la pensée austère d’un juge, a donné vie à un film vibrant d’humanité et de réflexion, grâce à la conjonction de trois talents, celui du scénariste, celui du réalisateur et celui de l’acteur qui incarne le juge !

Catherine Félix

Cinéfil n°67 - Mai 2022