Kitsch pour certains, pop pour d’autres, l’univers de Jacques Demy est souvent associé à des fantaisies musicales hautes en couleurs dont les airs les plus connus vous reste durablement en tête et font les grandes heures des karaokés.

Derrière les clichés entretenus autour de ses succès populaires, se cache pourtant un Demy radicalement plus sombre et la double soirée que la Cinémathèque lui consacrait récemment permit de constater, de découvrir ou de confirmer, que la tonalité dominante de ses films semble bien être la mélancolie. Non pas le désespoir, ni le découragement, mais cet étrange mélange de lassitude et d’envie, d’impuissance et d’ardeur ; cette nébuleuse certitude que la situation, sans doute désespérée, n’en est pas pour autant grave ; cette coexistence, dans un cœur mis à nu, de l'horreur et de l'extase de la vie.

Si Demy ne craint jamais d’aborder les sujets “délicats“, il fait souvent le choix du chemin buissonnier. Sous couvert d’un conte psychédélique, Peau d’âne (1970) évoque ouvertement l’inceste - dix-huit ans plus tard, dans Trois places pour le 26, il sera littéralement consommé ; adaptation d’un manga japonais, littérature populaire par excellence, Lady Oscar (1978) se frotte à la question du genre ; sur le mode de la comédie, L’évènement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune (1973) interroge la “toute-puissance“ patriarcale ; quant aux Parapluies de Cherbourg (1964), il ne serait qu’une bluette post-adolescente si la guerre d’Algérie, menace lointaine et imprécise, ne venait contrarier la vie des deux tourtereaux, et vraisemblablement de toute une génération, dont elle brise les rêves en même temps que les amours.

Dans Une chambre en ville (1982), c’est la lutte des classes qui s’invite dans un vaudeville tragique (ou vice versa).

Métallurgiste en grève, François Guilbaud (Richard Berry) tombe amoureux d’Édith (Dominique Sanda) qui se prostitue pour échapper à l’emprise d’un mari jaloux (Michel Piccoli). Tabassé par les CRS, il mourra sur le tapis de sa logeuse (Danielle Darrieux), veuve d’un colonel et mère d’Édith, sous les yeux de son ex-fiancée enceinte (Fabienne Guyon), avant que son amoureuse, folle de douleur, ne se suicide sur son cadavre.

Ainsi résumée, cette navrante histoire, que Demy mit des années à écrire en s’inspirant de ses souvenirs d’enfance et des récits de son père, présente toutes les apparences du méchant mélodrame. Ce qu’elle est mais dépasse.

Le film s’ouvre sur une manifestation d’ouvriers bloquée en pleine rue par un peloton de gardes-mobiles. Les codes de l’exercice sont respectés à la lettre : répétition des slogans assimilant la police à une bande de brutes aux ordres (police = milice, flicaille = racaille), face à face façon duel entre ceux qui n’ont pas d’autre choix que passer et ceux qui ont pour consigne de les en empêcher, revendications d’une plus grande justice sociale réglée en deux coups de matraque bien placés. La situation est classique, son traitement l’est moins car au lieu de brailler les manifestants chantent. On attend le pavé, ils balancent un mi bémol et l’affrontement verbal prend l’allure d’un chœur d’opéra. Tous les dialogues du film sont chantés, aussi bien les déclarations d’amour passionné ou de révolte rageuse, que les échanges anodins, futiles, considérations triviales sur le temps qu’il fait ou le prêt d’une brosse à chaussures. Déstabilisant, ce nivellement du discours par le chant introduit et soutient le “vrai“ sujet du film : le déclassement.

Personne n’est à sa place dans Une chambre en ville, ou plus exactement ceux qui tentent de s’extraire de leur place d’assignation en paie le prix fort. En épousant un colonel, la comtesse a perdu sa particule. Sa fille, bien qu’issue d’une excellente famille, en est réduite à faire le trottoir après un mariage, sans doute de raison, avec un médiocre commerçant. Celui-ci, incapable de retenir ni de satisfaire une épouse “au-dessus de ses moyens“, finira par se trancher la gorge. Quant à l’ouvrier qui a cru pouvoir échapper à sa condition en réclamant une plus juste reconnaissance de son travail, ou en préférant la passion d’une femme en vison (sans rien dessous, certes) à l’affection d’une jeune fille de son rang, toute prête à lui offrir le foyer auquel il est “naturellement“ destiné, il paiera son audace de sa vie.

Il ne fait pas bon sortir du rang dans Une chambre en ville, grandiose « tragédie musicale » (pour reprendre les mots de Demy) mais aussi manifeste politique qui nous rappelle, s’il en était besoin, que la vie quotidienne aussi est un combat militant.

Olivier Pion

Cinéfil n°67 - Mai 2022