Le second volume de la bande dessinée consacrée par les éditions Glénat (9 ½) à Alfred Hitchcock (voir Cinéfil n°67), intitulé Le Maître de l’angoisse est l’occasion pour ses auteurs Noël Simsolo et Dominique Hé d’aborder la période américaine du cinéaste et plus largement son itinéraire de 1939 à 1980.

Des flashbacks successifs nous font jouer avec les époques et survoler l’Atlantique dans tous les sens.

Le chapitre d’ouverture French Connection évoque en souvenirs croisés quelques épisodes « hexagonaux ». Cannes tout d’abord où Les Enchainés (1946), La Loi du Silence (1953), L’Homme qui en savait trop (1956) seront un peu boudés par des festivaliers qui plébisciteront en revanche Les Oiseaux (1963).

Hitchcock et les critiques français. C’est la rencontre avec les jeunes journalistes Chabrol et Truffaut admirateurs et laudateurs du travail d’Hitchcock. C’est dans Les Cahiers du Cinéma qu’apparaît le texte inaugural, fondamental, d’Alexandre Astruc plaçant Hitchcock au Panthéon des auteurs. Les choses n’allaient pas de soi à cette époque. Notamment pas aux États-Unis.

1939. Accueilli à Hollywood par un David O. Selznick tout occupé à son Autant en emporte le vent, Hitchcock prépare Rebecca adapté d’un roman de Daphné du Maurier. À l’affiche Laurence Olivier et Joan Fontaine imposée pour sa « gaucherie » et malmenée durant le tournage. Notre cinéaste appréciera modérément que l’Oscar du meilleur film qui récompense Rebecca soit décerné à son producteur plutôt qu’à lui. Bienvenue de l’autre côté de l’Atlantique.

Alfred Hitchcock prépare son deuxième film américain Correspondant 17 dans un contexte plutôt particulier. Les États-Unis ne souhaitent pas déplaire à l’Allemagne en la citant explicitement dans ce film d’espionnage. Après avoir souligné et reproduit quelques belles inventions visuelles du film, Simsolo et nous gratifient d’une page graphique qui reconstitue sa scène finale et l’appel déchirant à destination des États-Unis depuis un studio d’enregistrement londonien soudainement plongé dans l’obscurité alors que la capitale anglaise est bombardée.

Composer avec Selznick

Ami du couple Clark Gable - Carole Lombard, Hitchcock va réaliser avec cette dernière (décrite ici comme plutôt désinhibée) Mr et Mme Smith (1941). Il appréciera peu ce film pourtant d’une belle fraîcheur et d’une vraie légèreté. Hitchcock était finalement un excellent réalisateur de comédie.

La bande dessinée nous présente à plusieurs reprises le réalisateur anglais plutôt fier des nombreux symboles sexuels dont il émaillait discrètement ses films – censure oblige - tel le sac à main de l’oscarisée Joan Fontaine dans Suspicion. Un film de 1941 dont plusieurs fins seront tournées, la RKO se refusant de voir le personnage de Cary Grant traité en assassin.

Puis vient le thriller Saboteur et son final dans la statue de la liberté. C’est le moment où les États-Unis entrent en guerre après Pearl Harbor. Pour la première fois, la distribution d’un film d’Hitchcock est entièrement américaine.

Hitchcock perd sa mère et son frère durant le tournage – en extérieurs réels - de L’Ombre d’un doute (1943), l’un de ses films préférés.

Les auteurs évoquent rapidement la participation d’Hitchcock à l’effort de propagande allié. En 1942 c’est le « photo – drama » Have you heard ? qui dénonce les effets cumulés et tragiques de la rumeur. Suivront en 1944 deux courts-métrages en langue française, tournés à Londres, Bon voyage et Aventure Malgache, interprétés par The Moliere Players, troupe d’acteurs français réfugiés en Angleterre.

Darryl Zanuck voulait pour la Fox un film de combat sur mer, Hitchcock (prêté par Selznick) va tourner Lifeboat en gros plans dans un unique décor. Zanuck appréciera.

Composant avec ce même Selznick et la censure, notre héros multiplie les jeux de piste et de signes dans La Maison du Docteur Edwardes (1945) avec Gregory Peck et Ingrid Bergman récemment oscarisée. Pour ce suspense psychanalytique, quelques-unes des recherches préparatoires du surréaliste Dali seront reproduites avec talent. Et sans aucun trucage numérique !

De l’immédiat après-guerre à la fin des années quarante, Hitchcock réalise quatre films. Les Enchaînés et sa longue scène de baiser, Le Procès Paradine qu’il considère comme « un film de Selznick », La Corde encombrée d’enjeux techniques, Les Amants du Capricorne avec une Ingrid Bergman en pleine romance rossellinienne. L’évocation de la production hitchcockienne des années cinquante est l’occasion de croiser Marlene Dietrich bichonnée par le cinéaste lors du tournage du Grand Alibi (1950), Robert Walker « méchant réussi » de L’Inconnu du Nord-Express (1951) ou Montgomery Clift, méthodique, névrosé et… assoiffé.

Grace Kelly occupe le récit des trois prochains opus : Le Crime était presque parfait tourné en relief pour ramener au cinéma le public de la télévision, Fenêtre sur Cour, son mythique décor et son « effet Koulechov » (fonction créatrice du montage), La Main au Collet tourné en Vistavision, procédé lancé par Paramount pour concurrencer là encore le petit écran naissant.

Une référence incontournable

Devenu citoyen américain en avril 1955, lors de la sortie de Mais qui a tué Harry ? qui met en scène la jeune Shirley MacLaine, Hitchcock entame sa série TV Alfred Hitchcock Presents, occasion pour lui de tester scénaristes et acteurs.

Pour sa version américaine de L’Homme qui en savait trop, notre réalisateur commande une cantate originale à Bernard Herrmann pour le grand morceau de bravoure à l’Albert Hall (Bernard Herrmann dont, quelques années plus tard, les cordes stridentes de Psychose marqueront les esprits à tout jamais).

Nouvelle égérie, Vera Miles tourne Le Faux Coupable, se dérobe pour Sueurs Froides et incarnera la sœur de Janet Leigh dans Psychose.

Lors du tournage de Sueurs Froides Hitchcock utilisera pour la première fois au cinéma l’artifice du « travelling contrarié » qui déforme les images lors des scènes de vertiges.

Dans l’esprit des 39 Marches il tourne La Mort aux Trousses avec une Eva Marie Saint auréolée d’un oscar après Sur les Quais.

Inspiré par les méthodes de tournage économiques de ses créations télévisuelles, Hitchcock produit et tourne Psychose en noir et blanc. Au cœur de ce film de genre dont la signature technique deviendra une référence incontournable, 70 positions de caméra réglant la scène de douche rentreront dans l’Histoire.

L’évocation des Oiseaux et de Pas de printemps pour Marnie est l’occasion pour les auteurs de revenir sur un épisode qui interroge quant à l’attitude d’Alfred Hitchcock à l’encontre de Tippi Heddren. À l’époque de « Me Too » cette affaire aurait probablement valu de gros problèmes au réalisateur.

Viendront Le Rideau Déchiré où notre homme va montrer combien il est difficile de tuer quelqu’un, L’Étau avec des Michel Piccoli et Philippe Noiret un peu perdus dans le décor, Frenzy pour la préparation duquel Hitchcock a visionné de nombreux films du Free Cinema anglais, Complot de famille enfin au générique duquel figurera Bruce Dern et non Al Pacino réputé trop cher.

Une joyeuse révision, une distrayante découverte

La bande dessinée s’achève autour d’une délicate évocation des derniers jours d’Alfred Hitchcock. A la toute fin Sir Alfred est présenté encore et toujours préoccupé par son projet d’adaptation - jamais concrétisé - du roman Mary Rose de James Matthew Barrie (créateur de Peter Pan), emportant avec lui ses rêves de mise en scène.

Le récit de et Simsolo parcourt avec gourmandise dates et anecdotes. Apparaissent dans cet ouvrage tout autant documenté que le tome 1, Jean Douchet, Sidney Bernstein, Michael Bacon, Hume Cronyn, Jessica Tandy, Ben Hecht. Et bien d’autres. Tout autant de découvertes ou redécouvertes de personnalités marquantes. On croisera notamment Henri Langlois lors d’une remise de la légion d’honneur à Hitchcock dans un salon de l’hôtel Plaza Athénée en 1971. Soyons clairs, aux yeux des puristes de l’expression bédéesque les deux ouvrages de Simsolo et consacrés à Alfred Hitchcock, parfois pesants par leur volonté affichée d’exhaustivité, ne resteront pas comme des œuvres de toute première importance. Toutefois, pour les autres, ces aventures réelles ou inventées, approches originales de la filmographie du maître anglais, constituent à la fois une joyeuse révision pour le sachant, une distrayante découverte pour le futur cinéphile et un moment de détente enrichissant pour tout le monde.

Ces ouvrages confirment s’il en était besoin le cousinage formel et la proximité des langages des 7ème et 9ème arts. Et surtout, c’est là l’essentiel, donnent bougrement envie de revoir ces films.

Philippe Lafleure

Cinéfil n°68 - novembre 2022